Au-delà de ses dimensions biologique et psychologique, la
gémellité fascine : comme il se voit au travers des arts et de la
littérature, elle s’avère largement surreprésentée dans les domaines du mythe, de
la légende et du folklore. Anthropologues et ethnologues, empruntant
principalement leurs exemples aux cultures des régions méditerranéennes de
l’époque antique ou à celles du continent africain contemporain, ont depuis
longtemps délivré leur message sur le sujet ; mais les historiens,
singulièrement les médiévistes, ont fait montre à cet égard d’une certaine
frilosité, nous privant de leur analyse et de leur réflexion sur des faits qui,
sans doute, méritent une plus grande attention. Nous souhaitons soulever ici,
brièvement, une question qui traite des rapports de la gémellité avec les
pratiques féodales en Europe de l’Ouest, plus particulièrement en France et en
Angleterre ; mais nous ne ferons qu’effleurer les aspects strictement
juridiques, en particulier ceux qui concernent la primogéniture et le droit
d’aînesse, dont a récemment parlé Pierre-Louis Boyer[1] :
ce sont avant tout les cas probables de gémellité au sein des lignées de « puissants »,
ainsi que les moyens de les repérer, qui retiendront notre attention, pour une
possible application dans le cadre de la Bretagne des XIe-XIIe
siècles. Signalons au passage que, pour des raisons qui tiennent à l’économie
de notre étude, ne sont concernés ici que les seuls cas de gémellité masculine.
*
Le taux de gémellité a connu en France, depuis le XVIIIe
siècle, des variations à la hausse ou à la baisse, pour retrouver aujourd’hui
son niveau d’il y a trois siècles, autour de 1,5 %, après être descendu à
plusieurs reprises un peu en dessous de 1 %, qui constitue son étiage le plus
bas[2] .
Pour marginal qu’il soit, le phénomène ne peut pas être compté pour rien ;
et si, autrefois, les risques qui lui sont intrinsèquement liés pouvaient avoir
des conséquences significatives sur la survie de la mère et celle des enfants,
il paraît cependant plausible qu’il existait en France au Moyen Âge, dans
toutes les familles de la société, une proportion, certes extrêmement faible,
mais non totalement négligeable, de jumeaux parvenus à l’âge adulte, proportion
sans doute légèrement plus élevée au sein de l’aristocratie du fait de
conditions de vie supérieures. Précisément, s’agissant des lignages
aristocratiques, – en particulier les plus puissants d’entre eux qui, aux XIe-XIIe
siècles, avaient en leur contrôle, quelle que fût par ailleurs l’origine de
leurs droits, marche, duché, comté, voire vicomté –, on se serait attendu à
être assez bien informé de leurs cas de gémellité, qui pouvaient à l’occasion
provoquer, comme on l’a dit, des discussions de nature juridique, en
particulier lorsque ces jumeaux étaient les aînés ou même les seuls mâles de
leur génération. Or, il n’en est rien : à peine peut-on mentionner la
tradition, largement légendaire, qui concerne les Moncade, vicomtes de Béarn[3]
ou bien celle, plus assurée, qui se rapporte à la maison comtale de Barcelone[4],
dont plusieurs membres apparaissent par ailleurs sous les traits de véritables
Atrides[5].
A cheval sur le Channel, la situation
des Beaumont Twins, comme les a
désignés David Crouch[6],
est beaucoup plus intéressante à observer, car leur partage, décidé dès 1107
par leur père, mais exécuté seulement en 1120 après que le roi Henri Beauclerc eût
adoubé les « jumeaux Beaumont »[7],
semble, à bien des égards, déroger, – plus en Angleterre, de manière
paradoxale, qu’en France –, aux dispositions prévues par les leges Henrici[8].
On voit que l’aîné, Galeran, avait hérité à cette occasion les fiefs situés en France,
tandis que le cadet, Robert, avait reçu les honors
anglais[9] :
s’agit-il d’un partage qui tenait compte de la difficulté de maintenir le caractère
transmanche de ce patrimoine considérable ? Ou bien la répartition de ses
éléments constitutifs entre les impétrants prenait-elle acte de leur gémellitude et visait-elle à
assurer entre eux une sorte de parité ? Ou, plus vraisemblablement, le
père des jumeaux, le comte Robert, disparu en 1118, avait-il cherché en 1107 à
combiner ces deux dimensions, dans des proportions qui restent à déterminer, afin
notamment de conserver la possibilité de substitution d’un héritier à l’autre ?
Car si Galeran s’était retrouvé à l’occasion de ce partage à la tête de
certaines possessions dans l’île, Robert conservait cependant plusieurs de
celles du continent.
Dans un article séminal[10],
souvent débattu[11],
toujours reconnu[12], James
Clarke Holt, – qui, au demeurant, n’hésite pas à envisager la possibilité que
le père de Galéran et de Robert fût lui-même un jumeau[13]
–, rapproche, à la marge, le cas Beaumont de plusieurs partages de leurs
possessions anglaises observés dans des maisons de la noblesse
anglo-normande : ainsi en est-il de la division de la baronnie de Caxton
entre les deux fils de Hardouin de Scales (Hardwin
de Scales) vers la fin du XIe siècle et de celle de la baronnie
de Rayne entre les deux fils de Guillaume de Rames (William de Rames) autour de 1130 ; ou encore du partage
effectué par Guillaume Paynel (William
Paynel) au profit de deux de ses fils, Foulques (Fulk) et Hugues (Hugh)
aux années 1151-1153[14].
Holt souligne à cette occasion :
« Whether any of the above partitions arose from twinning it is
impossible to say ».
Puis il fait remarquer :
« Primogeniture was applicable to twins and took effect in the one well
substantiated case of the succession to Robert, count of Meulan (…)…
Approximately 0.5 per cent of male adults would have surviving male twins (…)…It
may simply be coincidental that this matches the known cases of partition »[15].
« Il est
impossible de dire »… « Il peut s’agir simplement d’une
coïncidence »… Ces formulations prudentes sont manifestement destinées à
atténuer le caractère révolutionnaire d’une hypothèse, que son auteur, s’en
trouvant comme embarrassé, n’a pas cherché à pousser plus avant : la
gémellité ne s’oppose pas à l’ordre naturel et la primogéniture lui est
donc applicable ; mais elle paraît préconiser que les jumeaux demeurent pairs
dans leurs droits et que l’aîné, dans le cas où il est également l’aîné des
mâles de sa génération, doit consentir à son jumeau, sous la forme d’une
véritable partition, un partage égal du fief paternel, dont il conserve
cependant l’investiture. Si, à notre connaissance, de telles dispositions ne
figurent explicitement dans aucun texte de l’époque, il nous semble qu’elles peuvent
être directement observées dans plusieurs cas en Bretagne aux XIe-XIIe
siècles.
*
Le cas le plus tardif est celui de la lignée vicomtale de
Léon dont la puissance, dans le dernier
tiers du XIIe siècle, s’appuyait sur un semis de châteaux que les Plantagenêts
ont entrepris à cette époque de contrôler ou de détruire. La destruction n’est
avérée que pour une seule de ces forteresses, dont le nom n’est malheureusement
pas connu[16].
Morlaix, pour sa part, a changé de mains à plusieurs reprises, avant d’être
retenu définitivement par le roi Henri II et son fils le duc Geoffroy[17]
; mais, comme le montre l’enquête royale diligentée en 1235[18],
les terres trégoroises de la
châtellenie, du moins celles du littoral, ne sont apparemment entrées dans le
domaine ducal que postérieurement à cette date puisque le vicomte réclamait
encore contre leur spoliation[19].
A l’occasion de ces révoltes incessantes contre les Plantagenêts, qui couvrent
plus d’une vingtaine d’années (1167-1187), les vicomtes des Léon ont été
contraints à plusieurs reprises d’accepter les conditions imposées par ceux qui
les avaient vaincus[20].
Ainsi, aux dires de Robert de Torigny, Guyomarc’h IV avait subi, vers 1179, une
confiscation de sa terre, à l’exception de deux paroisses, tandis que son fils
aîné, le futur Guyomarc’h V, se voyait attribuer onze paroisses et son fils
cadet, Hervé, était retenu en otage auprès du duc Geoffroy[21].
Pour la plupart des historiens, le nouveau vicomte de Léon qui succéda à son
père dès 1179 aurait été alors obligé d’accepter que la moitié de sa terre de
Léon passât, à titre d’apanage, sous le contrôle de son frère, l’auteur de la
lignée des Hervéides, dite des seigneurs de Léon. En fait, cette reconstitution
appelle deux objections majeures qui n’ont pas encore reçu, semble-t-il, l’écho
qu’elles méritent :
1°) Il est clair que, pour autant
qu’on accepte la véracité de cette reconstitution, l’objectif qu’elle sous-tend
aurait été pour le duc Geoffroy d’affaiblir son principal opposant ; or, une
simple partition territoriale sans réelle division au sein des forces que cet
opposant était à même de mobiliser ne permettait pas d’atteindre un tel
objectif, ce que les Plantagenêts étaient parfaitement à même de comprendre.
Les deux branches de la maison de Léon en effet sont restées unies dans leur
opposition à Henri II, à Richard Cœur de Lion et à Jean-sans-Terre ; elles
ont également affirmé leur unité dans le soutien apporté au jeune duc Arthur Ier et à sa mère, la duchesse Constance et dans
l’allégeance prêtée à Philippe Auguste contre Jean-sans-Terre. En 1241 encore,
Hervé, seigneur de Léon, agit de concert avec le vicomte Hervé III, son
arrière-petit-cousin, contre le duc Jean Ier.
2°) De même, il paraît étonnant que
les Plantagenêts, qui ont cherché à convaincre leurs vassaux bretons de
l’intérêt de l’indivisibilité des grands fiefs (« disposition essentielle
» de l’Assise au comte Geoffroi,
comme l’a rappelé en son temps le savant juriste Marcel Planiol), auraient eu à
cœur, dans le même temps, de démembrer la vicomté de Léon, sans pouvoir se targuer pour autant, comme on
vient de le dire, de résultats probants en matière de pacification.
Nous pensons en conséquence que la partition du Léon,
incompatible avec l’Assise, fut en
fait obtenue par Guyomarc’h V et son frère Hervé de la duchesse Constance,
après la mort du duc Geoffroy (1186) et sans doute même après celle du roi
Henri II (1189), – soit dix ans après la disparition de Guyomarc’h IV –, dans le cadre de la « composition »
intervenue entre eux en échange du soutien apporté à la cause du jeune duc
Arthur Ier. Malheureusement, les « lettres de composition » qui
contenaient les termes de cet accord ont été détruites au cours du conflit avec
Pierre de Dreux[22].
Disposons-nous d’une piste sur les raisons qui pourraient
expliquer une telle partition territoriale ? Guillaume le Breton, dans sa Philippide,
évoque, s’agissant de Guyomarc'h et Hervé, les « lions jumeaux », dont il fait
vanter la bravoure par Richard Cœur de Lion lui-même[23].
Le qualificatif employé (geminus) signifie
incontestablement « jumeau » : même si cette acception n'est pas exclusive, il
s’agit du sens premier du terme. En conséquence, cette allusion de nature poétique,
parfois rejetée comme telle[24],
pourrait bien constituer la confirmation que Guyomarc'h et Hervé étaient
effectivement jumeaux, notamment quand
on l’examine à la lumière des déclarations des témoins entendus en 1235 :
l’insistance de ces derniers à souligner « que Hervé de Léon devait tenir [sa
terre] de celui-ci [Guyomarc'h] comme d'un aîné » (quod Herveus de Leonia debet tenere de ipso tamquam de primogenito)[25],
ou encore « que Hervé de Léon devait tenir [sa terre] de celui-ci
[Guyomarc'h] comme un juveigneur de son aîné » (quod Herveus de Leonia debet tenere de isto sicut junior a primogenito)[26]
est en effet à mettre en relation avec le fait que la gémellité de Guyomarc’h
et Hervé n’avait pas remis en cause la situation féodale du Léon et qu’au-delà
du partage de la vicomté, il n'en demeurait pas moins que la primogéniture de Guyomarc’h
le désignait pour le service du fief vicomtal ; d’ailleurs, aucun des
Herveides n’a jamais revendiqué le titre de vicomte. En outre, cette partition
entre les territoires respectivement contrôlés par la branche aînée et par la
branche cadette a occasionné à l’époque une véritable bipolarisation de
l’espace léonard autour de deux « capitales jumelles »,
respectivement Lesneven et Landerneau.
*
Le partage de la vicomté de Porhoët entre les deux frères
Geoffroy et Alain est un fait dont témoigne un acte daté 1118[27].
La situation présente quelques similarités avec celle, plus tardive, de la
vicomté de Léon, dont nous venons de parler[28] ;
mais elle ne lui est pas semblable, ni égale[29].
Tout d’abord, le partage en question est intervenu bien
antérieurement à l’élaboration de la doctrine qui est à l’œuvre dans l’Assise au comte Geoffroy. Ensuite,
Geoffroy et Alain ont porté l’un et l’autre le titre de vicomte, tout à
la fois complémentairement[30],
concomitamment[31] et
même, s’agissant de la revendication territoriale sur le Porhoët, concurremment[32].
Enfin, Geoffroy et Alain, s’ils étaient peut-être jumeaux, n’étaient assurément
pas les aînés de leur fratrie, car on voit que Joscelin, mort en 1114[33],
avait le premier succédé à leur père Eudon à la tête de la vicomté dès 1105 et
peut-être même « depuis un certain temps »[34] ;
de plus, il convient d’intercaler après Joscelin un autre frère nommé Guihenoc[35],
probablement mort avant ce dernier puisqu’il n’a apparemment pas exercé
lui-même le pouvoir vicomtal, tandis que Bernard, qui portait le surnom « L’Enfant »
(Bernardus Infans) dans un acte daté
vers 1114[36] et
encore en 1118[37], était
à l’évidence le plus jeune d’entre eux[38].
En apportant un léger correctif à la chronologie des actes
indiquée par L. Rosenzweig, on peut reconstituer ainsi la succession des
événements qui nous intéressent :
- A la mort d’Eudon, vers 1100-1105,
son fils aîné Joscelin hérite le fief vicomtal de Porhoët.
- En 1105, à l’instigation probable de
l’abbé Guillaume, Joscelin fonde une cella
à « Château-Joscelin », en faveur de saint Martin et des moines de
Marmoutier ; en 1108, cette fondation est renforcée par la donation à l’abbaye de la quatrième partie de l’église Notre-Dame
du château. En récompense, comme cela avait été semble-t-il prévu dès
l’origine, l’abbé Guillaume procède personnellement en 1110 à la translation de
plusieurs reliques insignes depuis Marmoutier jusqu’à sa dépendance bretonne.
- Après la mort de Joscelin, s’élève
un différend entre le nouveau vicomte, Geoffroy, soutenu par ses frères, Alain
et Bernard l’Enfant, et les moines de Marmoutier, au sujet de la validité de la
donation faite à ces derniers par le défunt de tous ses meubles en or et en argent
et de ses espèces. Geoffroy et ses
frères acceptent finalement un compromis qui reste largement à l’avantage des
moines. L’acte, qui n’est pas daté, ne saurait être, comme on l’a dit[39],
de beaucoup postérieur à la disparition de Joscelin en 1114 : le titre
vicomtal est attribué au seul Geoffroy et le texte ne donne aucune
indication sur un éventuel partage avec Alain.
- En 1118, Geoffroy tombe malade,
assez gravement pour être extrémisé par l’évêque d’Alet. Sont à nouveau
présents à ses côtés ses frères Alain, – cette fois explicitement qualifié à
deux reprises « vicomte » –, et Bernard l’Enfant[40] ;
il n’est pas question en revanche d’une épouse, ou d’un enfant[41].
Malgré la tournure des événements, l’acte ne fait aucune allusion à des dispositions
de nature successorale et ne permet pas là encore de se prononcer sur le
partage de la vicomté, en dépit du titre vicomtal attribué à Alain : le
texte se contente de rapporter ce qui devait sans doute apparaître aux témoins
de la scène comme l’ultime donation d’un mourant à sa chère fondation. Geoffroy
guérit, la donation ne fut évidemment pas remise en cause et Alain continua de
se qualifier « vicomte » et même « vicomte de Porhoët », le
nom de Rohan n’apparaissant pas dans sa titulature malgré qu’il eût fondé en ce
lieu, à proximité de son château, un petit établissement monastique dépendant
de la cella de Josselin et, comme
elle, placé sous l’invocation de saint Martin.
Cette revue des faits, sans l’écarter péremptoirement, ne
laisse guère de place à l’hypothèse que Geoffroy et Alain aient été des
jumeaux : ainsi, par exemple, plutôt que de leur gémellitude, leur commun intérêt pour le culte de saint Martin, tel
qu’il était partagé à cette époque en Bretagne par des grands féodaux comme les
vicomtes de Léon, eux aussi imprégnés d’hagiodulie tourangelle[42],
découle sans doute pour une large part de l’ « opération de propagande »
menée en Bretagne par Marmoutier, dont témoigne le réseau de prieurés établis
localement à cette époque[43]
et dont les agents ont été les abbés qui se succédèrent à la tête du grand monastère
ligérien[44] ; agents
dont l’action s’est révélée d’autant plus efficace qu’ils avaient su associer au
culte du grand saint des Gaules, celui de Corentin, l’une des figures
emblématiques du panthéon hagiographique breton[45].
Si la documentation nous permettait de mieux cerner l’épisode
de la maladie de Geoffroy en 1118, si l’on pouvait être certain qu’il n’avait
pas encore à cette date fondé une famille et qu’il se trouvait donc sans autre
héritier que ses frères, alors il ne serait peut-être pas impossible d’imaginer
qu’au moment de se faire moine et d’abandonner, avec la vie, ses
responsabilités terrestres, il avait choisi de reconnaître à Alain le titre
vicomtal, qu’il pensait ne devoir partager avec lui que si peu de temps.
*
Nous n’en avons pas fini avec les hypothèses[46]
s’agissant du troisième cas qui, dans l’attente d’un traitement plus développé
dans un futur très proche, ne fera l’objet ici que d’une brève évocation ; mais
il s’agit cette fois de conjectures bien plus ambitieuses, dont l’acceptation
ou la réfutation entraînent des conclusions d’importance, car elles touchent à
la dynastie comtale de Rennes, ducs de Bretagne, et à sa branche cadette des
Eudonides, issue du frère du duc Alain III, Eudon, au début du XIe
siècle.
Les connaissances sur les Eudonides ont été récemment renouvelées
par l’étude de Stéphane Morin[47]
qui, dans la foulée de ses aînés, en particulier son maître H. Guillotel, s’est
efforcé de dissiper les brumes d’une historiographie romantique et dépassée, dont
les derniers développements furent mis au point en son temps par La Borderie et
qui, malheureusement « hante encore l'inconscient des meilleurs
chercheurs »[48].
Contrairement à ce qu’affirme cette « légende noire », tout le temps
où Alain avait régné et durant la minorité de son fils Conan, Eudon se serait
comporté en véritable partenaire de son frère, puis de son neveu : d'abord, au
travers d'un exercice partagé du pouvoir en Bretagne, sorte de prolongement de
la situation du Xe siècle où
le duché était contrôlé conjointement par les comtes de Blois et d'Anjou ;
puis, après son implantation territoriale, en se montrant le plus ferme soutien
du duc, du moins jusqu’à la crise politique des années 1047-1057 avec Conan.
Pour autant, si les actes de la pratique témoignent en effet
de la proximité entre Alain et son frère, leurs relations étaient-elles aussi
iréniques que le décrit le nouveau
courant historiographique ? Cette proximité se traduisait, comme on l’a dit,
par « une sorte d’exercice indivis du pouvoir »[49] :
la Bretagne, pendant la minorité des deux princes, se trouvait-elle dans une
configuration politique qui devait permettre à la dynastie ducale de garantir une situation
d’équilibre intradynastique, sorte de reflet de celle, interdynastique, du Xe
siècle? N'apparait-il pas qu'Alain aussi bien qu'Eudon ont, après leur
accession aux affaires, cherché l’un et l’autre avant tout à sortir de cette
situation, le second renonçant volontairement à cette « indivision »,
en contrepartie de la véritable « principauté » que lui concéda alors
son aîné ? Quant à ce dernier, n’est-il pas manifeste qu’il a saisi cette
occasion pour renforcer sa titulature et ainsi « marquer plus nettement la
primauté du duc sur le comte »[50] ?
En fait, le caractère particulier du « couple » formé par Alain et
Eudon ne serait-il pas plutôt la conséquence d'un élément factuel, comme
pouvait l'être leur gémellité, dont paraît témoigner, – plus sûrement encore
que l’hagio-historiographe de Rhuys qui, pour sa part, évoque l’arrivée
concomitante à l’âge adulte des fils de la duchesse Havoise[51]
(filii ejus Alanus et Eudo, jam adulti)[52],
qu’il désigne ensemble comme les « princes de Bretagne » (principibus Britanniae)[53]
–, la titulature de « monarques des Bretons » (Alanus et Egio, Britannorum monarchi), qui désigne conjointement
les deux frères dans un acte des années 1013-1022 en faveur de l’abbaye
Saint-Florent de Saumur[54] ?
Si cette hypothèse était reçue, elle devrait être à l’origine d’un renouvellement du point de
vue sur la nature même de l’ensemble territorial dévolu à Eudon : moins
division de fief que partition de « royaume », cette
« principauté » ne peut être réduite en effet ni à son incontestable
dimension littorale, ni aux « comtés » qui la forment et qui, en
fait, procèdent largement d’elle et sans doute moins encore aux diocèses de
Saint-Brieuc et Tréguier, dont les territoires recouvrent le sien, mais dont il
n’est nullement certain que leurs érections respectives aient été antérieures à
sa propre création.
André-Yves Bourgès
[1] P.-L. Boyer, « Primogéniture et gémellité. Le
droit d'aînesse dans son ordre naturel », Revue historique de droit français et étranger, t. 89, n° 4
(octobre-décembre 2011), p. 519 : « Or, dans le cas de la gémellité,
aînesse et primogéniture sont intrinsèquement liés car la naissance, et donc la
primogéniture, règle le droit, et donc l’aînesse ».
[2] Hector Gutierrez et Jacques Houdaille, « Les
accouchements multiples dans la France ancienne », Population, 38ᵉ année (1983), n°3, p. 479-490 ; Gilles Pison
et Nadège Couvert, « La fréquence des accouchements gémellaires en France.
La triple influence de la biologie, de la médecine et des comportements
familiaux », Population, 59e
année (2004), n° 6 p. 877-907.
[3] « En effet, le prologue du For général de Béarn,
donnait un récit expliquant qu'à « l'origine », les Béarnais ne
possédaient pas de seigneurs et étaient simplement régis par les fors ; ils
auraient un jour décidé de se donner un seigneur, celui-ci devant respecter les
fors. Après deux désignations malheureuses qui se terminèrent dans le sang, les
Béarnais auraient choisi, en Catalogne entre deux nourrissons jumeaux celui qui
avait les mains ouvertes, signe d'une future libéralité ». En fait,
« si les Béarnais avaient éprouvé le besoin d'affirmer en tête de leur
fors qu'ils avaient choisi leur seigneur, c'était pour masquer qu'à un moment
donné (en 1171 pour être précis) la vicomtesse Marie avait été contrainte par
le roi d'Aragon d'épouser l'un de ses fidèles vassaux, Guillaume de Moncade,
dont le fils Gaston (Gaston VI dit le Bon (1173-1214)) peut être assimilé à «
l'enfant aux mains ouvertes ». Marie s'étant retirée dans un couvent dès 1173,
c'est lui qui gouverna dès cette date sous la tutelle d'un ricohombre d'Aragon
imposé par Alphonse II, Pelegrin de Castellarzuelo. Le récit des fors
présentait une version édulcorée de cette histoire pour cacher la situation
d'un Béarn qui était passé dans la vassalité du royaume d'Aragon suite à la
Reconquista » : Thierry Issartel, BENEHARNVM.
Les historiens et les origines du Béarn (du XVIe au XXe
siècle), 2000, en ligne http://manuscrits.pagesperso-orange.fr/fichiers/hst002_47.pdf (consulté le 13 avril 2017).
[4] Martin Aurell, « Rompre la concorde familiale :
typologie, imaginaire, questionnements », M. Aurell (éd.), La Parenté déchirée : les luttes intrafamiliales au Moyen Âge,
Turnhout, 2010, p. 20 : « En 1082, Raimond Bérenger II, qui
gouvernait en indivision avec son jumeau Bérenger Raimond II le comté de
Barcelone, est assassiné ; les soupçons se portent sur ce dernier » :
[5] Ibidem, p.
14.
[6] David Crouch, The
Beaumont Twins. The Roots and Branches of Power in the Twelfth Century,
Cambridge, 1986.
[7] Ibidem, p.
8.
[8] Ibid., p. 9.
[9] Ibid., p.
9-10.
[10] J.C. Holt « Politics and Property in Early
Medieval England », Past &
Present, n° 57 (November 1972), p. 3-52. Réédité à plusieurs reprises,
notamment dans le recueil intitulé Colonial
England, 1066-1215, London-Rio Grande, 1997, p. 113-159 : c’est à
cette édition qu’il est fait référence.
[11] Edmund King, « Politics and Property in Early
Medieval England. The Tenurial Crisis of the Early Twelfth Century », Past & Present, n° 65 (November
1974), p. 110-117 ; Stephen D. White, « Succession to Fiefs in Early
Medieval England », Ibidem, p.
118-127.
[12] David Bates, « Introduction. La Normandie et
l’Angleterre de 900 à 1204 », Pierre Bouet et Véronique Gazeau (éd.), La Normandie et l'Angleterre au Moyen Âge -
Colloque de Cerisy-la-Salle, 4-7 octobre 2001, Caen, 2003, p. 12.
[13] J.C. Holt « Politics and Property in Early
Medieval England », p. 153, qui révoque immédiatement cette hypothèse en
doute : « The possibility that
Robert and Henry were twins cannot be excluded, but it is likely that if this
had been so it would have led to some comment, especially since Robert’s elder
sons were twins ».
[14] Ibidem, p.
120, n. 49.
[15] Ibid.
[16] Léopold Delisle (éd.), Chronique de Robert de Torigny, abbé du Mont Saint-Michel, suivie de
divers opuscules historiques…, t. 1, Rouen, 1872, p. 367 : Inde perrexit rex Henricus in Britanniam, et
subdidit sibi omnes Britannos, etiam Leonenses ; nam Guihunmarus … datis
obsidibus summisit se regi, terrore
exanimatus, cum videret castrum suum munitissimum combustum et captum, et alia
nonnulla vel capta vel reddita. Albert Le Grand évoque à cette occasion
« les chasteaux de S. Paul de Leon, Trebez sur la rivière de Morlaix,
& de Lesneven » ; mais nous ignorons à quelles sources il a pu
puiser cette information.
[17] W. Stubbs (ed.), Chronica
Magistri Rogeri de Houedene, t. 2, London, 1869, p. 318 : Quo facto rex Angliæ profectus est in
Britanniam, et obsidione cepit castellum de Muntrelais, quod Herveius de Liuns
et Guiumar, frater ejus, occupaverant post mortem Gaufridi comitis Britanniæ.
[18] Arthur de la
Borderie, Nouveau
recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIIIe et
XIVe siècles), Rennes, 1902, n° III, p. 9-17.
[19] Ibidem, p. 16-17.
[20] On se reportera à ce sujet à la thèse de doctorat,
malheureusement inédite, soutenue par Patrick Kernévez sous le titre Vicomtes et seigneurs de Léon du XIe
au début du XVIe siècle, Brest, 2011 (exemplaire
dactylographié), p. 146-161.
[21] L. Delisle (éd.),
Chronique de Robert de Torigny…, t. 2,
Rouen, 1873, p. 81 : Gaufredus,
filius regis Henrici, dux Britanniae, viriliter egit. Nam Guihomarum,
vicecomitem Leonensem, quid nec Deum timebat, nec hominem verebatur, et filios
ejus ita subegit, quod omnia castella eorum et terram in manu sua cepit, et
duas tantummodo parrochias Guihummaro seniori permisit, usque ad proximum
Natale Domini, quod erant Jerusalem ituri ipse et uxor sua, et forsitan
non redituri. Guihummaro juniori undecim
parrochias de terra patris sui concessit, retento secum de familia sua Herveo,
fratre ejus.
[22] Arthur de la Borderie, Nouveau recueil d'actes inédits…, p. 15.
[23] Henri-François Delaborde (éd.), Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. 2, Paris, 1885, Philippide de Guillaume Le Breton, livre
III, v. 223-230, p. 74 : Quid
Paganellos referam, geminosque leones / Britigenas fratres Herveum cum
Guidomarcho, / Quorum presidio generosa Lionia pollet ? A noter que les Paynel, dont la
gémellité est probable sont signalés en même temps que les supposés jumeaux de
Léon.
[24] Patrick Kernévez et André-Yves Bourgès,
« Généalogie des vicomtes de Léon (XIe, XIIe et XIIIe
siècles) », Bulletin de la Société
archéologique du Finistère, t. 136 (2007), p. 174, n. 127 (le commentaire
qui figure dans la note en question est dû à P. Kernévez).
[25] Arthur de la
Borderie, Nouveau
recueil d'actes inédits…, p
17.
[26] Ibidem, p. 15.
[27] Louis Rosenzweig, Cartulaire
général du Morbihan, t. 1, Vannes, 1895, p. 156-157. L’essentiel des
sources diplomatiques permettant de traiter de la vicomté de Porhoët à l’époque
de son partage est commodément accessible, mais de seconde main pour certaines
d’entre elles, par la consultation de l’ouvrage en question. Plusieurs des
actes ont été, sinon forgés, du moins considérablement adultérés par leurs
bénéficiaires, en particulier l’abbaye de Redon : voir à ce sujet les
remarques du regretté Hubert Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la
vicomté de Porhoët (fin du Xe-milieu du XIIe siècle) »,
Mémoires de la Société d’histoire et
d’archéologie de Bretagne, t. 72 (1995), p. 15-18.
[28] La vicomté de Porhoët correspondait, selon un phénomène
mis en évidence à plusieurs autres reprises en Bretagne, à la
territorialisation d’un ancien office vicomtal, depuis
« patrimonialisé », exercé initialement dans le cadre général du
comté, en l’occurrence celui de Rennes : H. Guillotel, « De la
vicomté de Rennes à la vicomté de Porhoët… », p. 5-15 ; Bertrand Yeurc’h, A.-Y. Bourgès et P.
Kernévez, « Comtes, vicomtes et lignages châtelains en Bretagne au Moyen Âge »,
Bulletin de la Société archéologique du
Finistère, t. 138 (2010), p. 255-264.
[29] Apprécier la distance d’une situation à une autre
dans le domaine des études historiques médiévales se révèle en bien des cas
affaire de perception personnelle et l’historien ne peut prétendre n’avoir
jamais été confronté à ce type de difficulté ; encore heureux si une telle
confrontation n’intervient pas dans le cadre de « l’étrange Moyen
Âge », où le conduisent parfois, sinon même l’égarent, ses recherches.
[30] L. Rosenzweig, Cartulaire
général du Morbihan, p. 156-157.
[31] Ibidem, p.
160.
[32] Ibid., p. 154
(vers 1114, Gauffredus vicecomes de Porrehodio
castro) ; Ibid., p. 165 (vers
1127-1128, Alanus vicecomes
Porrohouetensis) ; Aurélien de Courson, Cartulaire de l’abbaye de Redon, Paris, 1863, p. 299 (1127, Gaufrido et Alano Porroitensibus
proconsulibus) ; J. Hunter (ed), Magnum
Rotulum Scaccarii, vel Magnum Rotulum
Pipae de anno XXXI° regni Henrici Primi, London, 1833, p. 155 (1130, Gaufrido vicecomiti de Pourehoi).
[33] H. Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la
vicomté de Porhoët… », p. 20.
[34] Ibidem, p.
19.
[35] L. Rosenzweig, Cartulaire
général du Morbihan, p. 150.
[36] Ibidem, p.
154.
[37] Ibid., p.
157.
[38] Si infans, passé
en surnom personnel, ne saurait en l’occurrence donner une indication valide
sur l’âge de Bernard, ce dernier est qualifié de puer pour ce qui concerne l’époque, vers 1114, à laquelle été mis
fin à la contestation de la donation de Joscelin de ses meubles aux moines de
Marmoutier (L. Rosenzweig, Cartulaire
général du Morbihan, p. 154) : on peut donc en conséquence supposer
que sa naissance (d’un second mariage d’Eudon ? posthume ?) était
intervenue vers 1100-1105.
[39] Voir note précédente.
[40] Bernard figure une nouvelle fois en qualité de témoin
dans un acte passé par son frère le vicomte Geoffroy en 1132 (Dom H. Morice, Mémoires pour servir de Preuves à
l’histoire de Bretagne, t. 1, Paris,
1742, col. 566) ; puis nous perdons sa trace.
[41] H. Guillotel, « De la vicomté de Rennes à la
vicomté de Porhoët… », p. 19, pour qui ce silence doit refléter la
situation familiale de Geoffroy, encore célibataire à cette date.
[42] Bernard Tanguy, Saint
Hervé. Vie et culte, s.l. [Tréflévenez], 1990, p. 25.
[43] Daniel Pichot, « Les prieurés bretons de Marmoutier
(XIe-XIIe siècle) », Annales
de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 119 (2012), n°3, p. 153-174.
[44] C’est notamment le cas de Guillaume, originaire de
Combourg, qui fut abbé de 1104 à 1125.
[45] On voit que le fonctionnement de ce tandem de saints
avait acquis son rythme de croisière à l’époque de la composition du premier
état de la Chanson d’Aiquin et de la
rédaction de la vita de Corentin,
sans doute par l’évêque Rainaud, vers 1230-1235 : A.-Y. Bourgès, « La
Chanson d'Aiquin et saint Corentin »,
Hagio-historiographie médiévale,
2009, en ligne : http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2009/05/la-chanson-daiquin-et-saint-corentin.html (consulté le 13 avril 2017).
[46] « L'hypothèse ! l'arme des forts, l'illumination
qui devance les tâtonnements des lentes recherches, l'élan hardi de la pensée,
qui franchit les ornières ou les abîmes, blâmée de ceux-là seuls que
l'inspiration n'a jamais soulevés » : Paul Peeters, Recherches d'histoire et de philologie orientales, Bruxelles, 1951,
p. 56.
[47] S. Morin, Trégor,
Goëlo, Penthièvre. Le pouvoir des Comtes de Bretagne du XIe au XIIIe
siècle, Rennes, 2010.
[48] Ibidem, p.
53.
[49] Ibid., p.
44.
[50] Ibid., p.
45.
[51] Une stupide distraction nous a fait écrire dans la
première version de cette notule que la mère d'Alain et d'Eudon était
Ermengarde d’Anjou, alors qu'il s'agissait de leur grand-mère.
[52] Ferdinand Lot (éd.), « Gildae vita et translatio », Mélanges d’histoire bretonne (VIe-XIe siècle), Paris, Honoré Champion, 1907, p.
465.
[53] Ibidem, p.
466.
[54] H. Guillotel, Actes des ducs de Bretagne (944-1148), Rennes, 2014, p. 181. Cette titulature est à
rapprocher du passage où l’hagio-historiographe de Rhuys (op. cit., p. 462) évoque le père d’Alain et d’Eudon, Geoffroy, qui totius Britanniae monarchiam tenuit.
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