Parmi les acteurs de la controverse eucharistique qui, au XIe
siècle, opposa principalement Bérenger de Tours à Lanfranc de Pavie[1],
on compte un certain Geoffroi Martin, membre du chapitre cathédral d’Angers,
dont le double nom, sous la forme Gaufridus
Martini ou Gaufridus Martinus[2],
figure depuis le début des années 1060 au moins jusqu’à 1109, – date à laquelle,
comme nous le verrons, son héritage avait été, semble-t-il, déjà recueilli par un
sien neveu –, dans de nombreuses chartes angevines (chapitre cathédral[3],
abbayes Saint-Aubin[4],
Saint-Serge-Saint-Bach[5],
Saint-Nicolas[6], Notre-Dame
de la Charité[7]) ainsi que
d’établissements religieux voisins (La Trinité de Vendôme[8]),
voire même beaucoup plus lointains, telle l’abbaye de Tournus[9] ;
mais il s’agit en cette dernière occurrence d’un accord passé avec l’évêque et
le chapitre d’Angers au sujet des églises de Doué-la-Fontaine, en Anjou, accord
qui, au demeurant, ne devait trouver de terme définitif qu’en 1129[10].
Geoffroi Martin, chapelain de l’évêque aux années 1081-1082[11],
doyen du chapitre pendant un an environ, en 1095-1096[12],
sans doute juste avant sa mort, bénéficie d’une petite renommée pour s’être
opposé en son temps à la doctrine de son confrère Bérenger. Son argumentation,
qui reprenait celle de Lanfranc, ne paraît pas avoir été conservée par
écrit ; mais elle était suffisamment efficace pour que son adversaire s’en
prît nommément à lui : Bérenger chercha en effet à obtenir la condamnation
de Geoffroi par l’évêque Eusèbe Brunon, ou du moins l’organisation par le
prélat d’une procédure d’arbitrage entre leurs points de vue respectifs, dont
il ne doutait manifestement pas qu’elle se conclurait en sa faveur. Cependant,
la réponse d’Eusèbe à Bérenger, quoique fort mesurée et même déférente à l’égard
de ce dernier, opposa une fin de non-recevoir contre sa demande, arguant que la
question avait été précédemment tranchée de manière définitive[13].
Nous ne reviendrons pas sur le fond de la controverse, qui dépasse
l’approche stricte du médiéviste, ni même sur les implications de cet épisode
spécifiquement angevin, dont l’intérêt, de notre point de vue actuel, réside
essentiellement dans ce qu’il nous donne à connaître de Geoffroi Martin : même
s’il est moins célèbre que Bérenger, ou bien que Marbode, ce personnage était
lui aussi une figure marquante du chapitre d’Angers à cette époque ; de
plus, comme nous allons le voir, sa carrière montre en plusieurs circonstances
comment la « machine » canoniale permettait la promotion de membres de
la bourgeoisie locale, dont nous connaissons les contours et plusieurs
dynasties au travers des études procurées par Hironori Miyamatsu, Bruno Lemesle
et Teddy Véron[14].
*
Geoffroi n’était pas le fils d’un nommé Martin, contrairement
à ce que son double nom pourrait laisser accroire : d’une part, comme nous
l’avons signalé, ce nom est également mentionné sous la forme Gaufridus Martinus, – moins fréquente
que la forme Gaufridus Martini
certes, bien attestée néanmoins –, qui laisse plutôt à penser que le nom Martin
avait été choisi à dessein, pour des raisons d’ordre spirituel par exemple, sans
référence à la filiation naturelle de Geoffroi ; d’autre part, un acte daté
probablement 1109, pour lequel nous ne disposons malheureusement plus de l’intégralité
du texte mais seulement de son analyse, indique expressément que notre
personnage était le fils d’un certain Albéric, donateur en son temps au
chapitre cathédral de deux arpents de vigne apud
Buxionem[15]. Il
faut sans doute reconnaître dans ce dernier toponyme le lieu du Buisson ou du Busson, – apparemment
bien connu sur place à cette époque, puisque sa désignation ne fait pas l’objet
d’indications plus précises –, situé à proximité du terrain où devait s’élever cinq
siècles plus tard le couvent des Minimes d’Angers[16].
L’acte en question nous apprend en outre, comme nous l’avons déjà indiqué,
l’existence d’un neveu du chanoine Geoffroi Martin, son héritier et de surcroît
son homonyme : peut-être s’agissait-il du chanoine Gauffridel Martin qui
est mentionné en même temps que lui dans une liste de témoins datée 1094 (praesentibus istis canonicis : Huberto
decano, Gosfrido thesaurario, Guidone cantore, Garnerio archidiacono, Gosfrido
Martini, Gosfrido Gilbaudi, Alberico, Gedeone, Guilelmo Camilliaccensi,
Marchoardo, Gauffridulo Martini, Gauffridulo de Balgiaco)[17].
Ainsi disposerions-nous, comme dans le cas de Marbode dont le frère Hugues
était lui aussi chanoine de Saint-Maurice, d’un nouveau témoignage sur les
pratiques népotiques qui paraissent s’être développées à cette époque au sein
du chapitre d’Angers en contrepoint de la reconstitution de la mense
capitulaire[18] et qui,
à l’instar du phénomène de cumul des prébendes et des dignités[19],
furent sans doute encouragées par ce processus ; mais surtout, Geoffroy
Martin lui-même pourrait bien avoir bénéficié d’un « piston »
similaire de la part d’un membre de sa famille : en effet, un acte du cartulaire de l’abbaye de la
Trinité de Vendôme[20]
mentionne parmi les membres de la suite épiscopale d’Eusèbe Brunon, dans les
années 1060, Gosfridus frater Martini
episcopi, qu’il est tentant d’identifier avec notre personnage. Quant à l’évêque
Martin, sa carrière est assez bien connue : compté en mars 1053 encore au
nombre des clercs de Saint-Maurice[21],
il était devenu évêque de Tréguier probablement avant novembre 1054[22]
et incontestablement avant février 1056[23].
Sa mort est mentionnée, avec sa double qualité de chanoine du lieu et d’évêque
de Tréguier[24], dans
l’obituaire de la cathédrale d’Angers à la date du 8 octobre, hélas sans
mention de millésime ; mais nous savons qu’en 1086 Martin avait été
remplacé sur le siège de Tréguier par un certain Hugo[25]. Son
activité de rédacteur de chartes nous est connue par le biais de deux actes
instrumentés par ses soins : dans un cas, Martin se désigne explicitement
comme le scriptor du texte concerné ;
cependant, la titulature employée pourrait renvoyer à son statut épiscopal (Martinus humillimus sacerdos scripsit)[26].
L’autre acte comporte une glose qui le désigne explicitement comme « chapelain
» et signale sa promotion ultérieure à l’épiscopat (Scripsit hec Martinus tunc capellanus, postea Trigarensis episcopus)[27].
Enfin, comme l’a montré Hubert Guillotel[28],
il existe une forte probabilité que Martin soit l’auteur de la vita moyenne de Tugdual, la plus
ancienne pièce du dossier littéraire de ce saint, qui conserve des traces d’un
formulaire de rédaction de chartes[29]
et dans laquelle l’hagiographe fait jouer un rôle d’importance à Aubin[30].
Pour être encore largement engoncés dans leurs certitudes
scholastiques, les Martin d’Angers ne
méritent évidemment pas d’être qualifiés « intellectuels », comme l’a naguère
proposé Jacques Le Goff à l’endroit d’Abélard et de ses épigones ; mais,
chez ces rejetons de la proto-bourgeoisie que leur accession à un statut
clérical supérieur avait promus à un destin relativement exceptionnel, la
richesse culturelle n’était plus simplement l’outil de la réussite sociale :
elle constituait désormais le résultat de la capitalisation et la transmission
d’un véritable modèle existentiel.
André-Yves Bourgès
[1] L’ouvrage de référence sur cette question reste celui
de Jean de Montclos, Lanfranc et
Bérenger, la controverse eucharistique du XIe siècle, Louvain,
1971. Voir également Kurt Flasch, Introduction
à la philosophie médiévale, Paris, 1992, p. 42-56 et Pascaline Turpin,
« Querelle eucharistique et épaisseur du sensible : Bérenger et Lanfranc
», Revue des sciences philosophiques et
théologiques, t. 95 (2011), n° 2, p. 303-322.
[2] Sans parler des différents variantes qui affectent le
nom Gaufridus : Goffridus, Gosfridus, Gaufredus, Goffredus, Gosfredus, etc.
[3] Charles Urseau (éd.), Cartulaire noir de la cathédrale d'Angers, Paris-Angers, 1908, p. 108, 113, 117, 119, 121, 122, 124, 125, 137,160,
161, 246.
[4] Arthur Bertrand de Broussillon et Eugène Lelong
(éd.), Cartulaire de l'abbaye de
Saint-Aubin d'Angers, Angers, 1903, t. 1, p. 35, 79, 123, 190, 253, 267,
285 ; t. 2, p. 11, 47.
[5] Yves Chauvin (éd.), Cartulaires de l'abbaye Saint-Serge et Saint-Bach d'Angers (XIe et XIIe
siècles), Angers, 1997, t. 1, p. 127-129, 147-150, 240 et n. 595, 301 ;
t. 2, p. 414-415.
[6] Paul Marchegay (éd.), « Chartes angevines des
onzième et douzième siècles », Bibliothèque
de l’Ecole des Chartes, t. 36
(1875), p. 414.
[7] Idem,
« Recherches sur les cartulaires d'Anjou » [Cartulaire du Ronceray], Archives d'Anjou. Recueil de documents et
mémoires inédits sur cette province, t. 3, Angers, 1854, p. 41, 115, 263.
[8] Charles Métais (éd.), Cartulaire de l'abbaye cardinale de la Trinité de Vendôme, t. 1, Paris,
1893, p. 390.
[9] Pierre Juenin, Nouvelle
histoire… de Tournus, Dijon, 1733, p. 138.
[10] Jean-Michel Matz, « Collégiales urbaines et
collégiales castrales dans le diocèse d’Angers au Moyen Âge », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest,
t. 108 (2001), n°3, p. 9-10.
[11] Livre noir,
p. 113, 137, 246.
[12] Ibidem, p.
124, 130.
[13] Sur cet échange de correspondance, voir les éditions
respectives de Carl Erdmann, Briefsammlungen
der Zeit Heinrichs IV, Weimar, 1950 (MGH Briefe, 5), p. 147-148 et celle de
Migne, Patrologia latina, t. 147,
Paris, 1853, col. 1201-1204.
[14] H. Miyamatsu, « Les premiers bourgeois d'Angers aux
XIe et XIIe siècles », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 97 (1990), n°1, p.
1-14 ; B. Lemesle, « L’intégration politique des bourgeois d’Angers aux XIe
et XIIe siècles : entre stratégie et opportunité », Idem, t. 116 (2009), n°4, p. 7-17 ;
T. Véron, « Bourgeois à Angers et seigneurs dans les Mauges. Le rayonnement de
la famille issue du marchand Andefroy (XIe-XIIe siècles) », Id., 123 (2016), n°1, p. 35-53.
[15] Livre noir,
p. 160, 181.
[16] L.-M. Thorode, Notice
sur la ville d’Angers, Angers, 1897, p. 349-354 ; voir également le Journal de Jehan Louvet, Revue de l’Anjou et du Maine-et-Loire,
4e année, t. 1 (1855), p. 259.
[17] Livre noir,
p. 121.
[18] G. Robin, « Le problème de la vie commune au
chapitre de la cathédrale Saint-Maurice d'Angers du IXe au XIIe siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 13e année, n° 52
(Octobre-décembre 1970), p. 312-319.
[19] Ibidem, p.
319-320. Voir également Jean-Hervé Foulon, « Un représentant de la
spiritualité canoniale au XIIe siècle ? Geoffroi du Loroux (+
1158) », M. Parisse (dir.), Les
chanoines réguliers: émergence et expansion (XIe-XIIIe
siècles) : actes du sixième colloque international du CERCOR, Le Puy en Velay,
29 juin-1er juillet 2006, Saint-Etienne, 2009, p. 75.
[20] Cart. de la
Trinité de Vendôme, t. 1, p. 298.
[21] Ibidem, p.
179.
[22] Jean Jacques Bourassé, « Cartulaire de Cormery,
précédé de l'histoire de l'abbaye de Cormery d'après les chartes », Mémoires de la Société archéologique de
Touraine, t. 12, 1861, p. 69.
[23] Edmond Martène et Ursin Durand, Thesaurus novus anecdotorum, t. 4, Paris, 1717, col. 92.
[24] Ch. Urseau, « Obituaire de la cathédrale
d’Angers », Mémoires de la Société
d’agriculture, sciences et arts d’Angers, 6e série, t. 4 (1929),
p. 37.
[25] Katherine Keats-Rohan, The Cartulary of the abbey of Mont-Saint-Michel, Donington, 2006,
p. 125-126.
[26] Cart. de la Trinité
de Vendôme, t. 1, p. 106.
[27] Cart. du Ronceray, p. 31.
[28] H. Guillotel, « Le dossier hagiographique de
l’érection du siège de Tréguier », Bretagne
et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la
mémoire de Léon Fleuriot 1923-1987, Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 213-226.
[29] Ibidem, p.
224.
[30] Ibid., p.
218.
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