Pas question de discuter ici de la problématique complexe de
l’authenticité des lettres d’Abélard, d’autant que, s’agissant de celle à
caractère nettement autobiographique qui fait le récit de ses malheurs (de calamitatum mearum hystoria), son
caractère authentique est largement admis par les spécialistes. Au demeurant,
ce point, qui peut se révéler crucial en d’autres circonstances, n’a pas
d’importance pour notre propos, lequel est d’attirer l’attention sur un point
de (bonne) méthode et de rappeler qu’en matière de critique historique et
littéraire le retour aux sources s’impose.
De quoi s’agit-il ?
A la date et à l’heure où nous publions cette notule, la
version en français de l’encyclopédie collaborative en ligne Wikipedia, dont le
caractère cocasse de certains articles n’aura échappé à personne, cite, à
propos des difficultés rencontrées par Abélard pendant son
abbatiat à Saint-Gildas-de-Rhuys, un passage de l’Historia calamitatum (HC) dans une traduction attribuée à
Alphonse de Lamartine : « Les portes de l’abbaye n’étaient ornées que de
pieds de biche, d’ours, de sanglier, trophées sanglants de leur chasse. Les
moines ne se réveillaient qu'au son du cor et des chiens de meute aboyant. Les
habitants étaient cruels et sans freins », citation reprise avec la même
source, mais sous une forme très légèrement différente (ainsi, ce sont les
moines et non les habitants qui sont accusés d’être « cruels et sans frein
dans leur licence »), dans l’article
consacré à l’abbaye. Il suffit de se reporter au texte
de Lamartine pour vérifier la conformité de cette seconde version.
Jusqu’ici tout va
bien.
Maintenant si, par association d’idées, on s’interroge un peu plus avant
sur ces moines chasseurs de bêtes fauves, l’article « Chasse » de l’encyclopédie
en ligne nous apporte les précisions suivantes : « En Europe de
l'Ouest, à la fin du Moyen Âge, la plupart des grands mammifères (cerf,
chevreuil, aurochs, bison, renne, etc.) étaient en régression, hormis dans les
forêts royales et les zones reculées. Même les gens d'église pouvaient
pratiquer la chasse comme le rappelle un parchemin du moine Abélard qui
interdit aux moines qu'il a sous son autorité de chasser l'ours plus de deux
jours par semaine ». Quant aux
auteurs de la notice consacrée aux « Ours », ils n’hésitent pas à
affirmer : « Le moine Abélard a signé un document interdisant à ses
moines de chasser l'ours plus de deux jours par semaine ». Pour le coup,
la mention du « parchemin » ou du « document » du « moine
Abélard » n’est pas sourcée. Cependant, comme pour ce qui concerne le
texte qui figure dans le « pavé » d’Antoine Berton et David Gallardon,
La chasse pour les Nuls, Paris, 2013,
où la référence est également omise, il pourrait s’agir d’un emprunt
hyperbolique à l’ouvrage bien documenté de Lucien-Jean Bord, lui-même moine
bénédictin et chasseur, associé à Jean-Pierre Mugg, La chasse au Moyen Âge. Occident latin VIe-XVe
siècle, Paris, 2008, qui eux aussi invoquent le
témoignage d’Abélard, mais en
indiquant leur source.
Nombreux sont les historiens de la Bretagne qui ont eu
recours à ce témoignage, car il concerne la faune du duché et les mœurs
monastiques bretonnes dans la première moitié du XIIe siècle :
on peut ainsi citer, parmi les auteurs contemporains, les regrettés
Jean-Christophe Cassard et Bernard Merdrignac qui, dans des ouvrages de haute
vulgarisation, indiquent respectivement qu’ « « Abélard, exilé à
Saint-Gildas-de-Rhuys, mentionnera parmi les différentes avanies que lui font
subir ses insupportables moines bretons, le fait qu'ils allaient traquer l'ours
dans les forêts et qu’ensuite ils fichaient les pattes du monstre abattu sur les
portes de l’abbaye » (Les Bretons de
Nominoë, 2e édition, Rennes, 2003, p. 148) et qu’ « entre autres reproches qu'il
formule à l'encontre de ces moines indisciplinés, il ne manque pas d’épingler,
entre autres, le plaisir que prenaient ceux-ci à traquer l'ours dans les forêts
avoisinantes et à ficher les pattes du fauve abattu sur les portes de l'abbaye
» (Le sport au Moyen Âge, Rennes,
2002, p. 134). Plus récemment encore, Nicolas Lenoir, dans sa thèse publiée
sous le titre Étude sur la « Chanson
d’Aiquin » ou « La conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne », rappelle
(p. 10, n. 3) : « Lorsque Pierre Abélard se retira en Bretagne à l'abbaye
de Saint-Gildas de Rhuys, près de Vannes, il fut épouvanté par la rudesse des
pratiques indigènes : “J'habite, écrit-il à Héloïse, un pays barbare au peuple
de fer. Mes moines n'ont d'autres règles que de n'en point avoir. Jamais vous
ne prendriez ma maison pour une abbaye. Les portes n'en sont ornées que de
pattes de loups, d'ours et de sangliers. . . ” Il dut quitter le pays, afin de
ne pas être tué, pour ce qu'il avait tenté, malgré tout d’y remettre un peu
d’ordre chrétien » ; mais il s’agit de la part de N. Lenoir d’une
citation de seconde main car, précise-t-il, cet extrait et l’anecdote qu’il
contient ont été « empruntés à P. Gruyer, Les Saints bretons, Paris, 1926, éd. H. Laurens, p. 10 ».
Ainsi, qu’il s’agisse d’articles de Wikipedia, de livres
grand public ou bien d’ouvrages plus ambitieux, tous les auteurs concernés
s’accordent à souligner que la présence des ours et d’autres animaux sauvages
dans les parages de l’abbaye bretonne de Rhuys au temps d’Abélard est avérée et
qu’elle donnait prétexte aux moines du lieu à jouer les Nemrod et à transformer
leur monastère en conservatoire de trophées de chasse : images saisissantes
qui concourent à la représentation d’un pays sauvage et d’une population dont
les mœurs barbares imprégnaient jusqu’au comportement de ceux-là mêmes qui
étaient engagés dans la vie monastique. Certes, il est avéré que les religieux
de Saint-Gildas ont durablement constitué une communauté particulièrement rétive
à l’autorité de ses supérieurs, avant comme
après la réforme grégorienne, et l’on sait que, vers le milieu du XIe
siècle, l’abbé Vital en avait déjà expérimenté les effets (Vitali
abbati qui, abbatia Sancti Gildasii cui praeerat, monachorum suorum
importunitate atque inobedientia ejectus) ; mais il n’est pas sûr que les
différentes tentatives d’assassinat dont se plaint Abélard aient été autre
chose que la projection de sa propre interprétation d’une forme très poussée d’intimidation
de la part de ses moines afin d’obtenir son départ définitif : ses accusations pourraient ainsi refléter avant
tout une certaine fragilisation de son entendement, occasionnée par un nouvel
épisode dépressif et aggravée notamment par les conséquences d’une très grave chute de cheval.
Remettons à une autre fois (peut-être) d’examiner la
question d’une éventuelle psychose développée par Abélard lors de son séjour à
Saint-Gildas de Rhuys et revenons à ces moines chasseurs qui faisaient le
désespoir de leur abbé. Et là, la surprise se révèle de taille : nulle
part dans le texte latin, pas plus que dans la première traduction française
qui en a été donnée par Jean de Meung, ne figure une quelconque allusion à un
tel comportement des membres de la communauté monastique locale ! Pas
question de sonneries de trompe ou d’aboiements de chien, ni de trophées de
chasse ! Et par voie de conséquence aucune mention de biche, de loup,
d’ours ou de sanglier ! Les différentes éditions de l’HC que nous avons pu consulter, depuis celle donnée en 1616 par
François Du Chesne jusqu’à celle (de référence) par Jacques Monfrin, Paris,
1959 (41978), que Peter
King a mise en
ligne, ignorent toutes superbement les développements sur la chasse qu’il
est possible de relever ici ou là. Voici d’ailleurs le passage concerné dans
l’édition Monfrin, avec notre proposition d’adaptation (rappelons qu'Abélard le ligérien parle ici de la Bretagne bretonnante) :
Terra quippe barbara et terrae lingua mihi incognita erat, et turpis
atque indomabilis illorum monachorum uita omnibus fere notissima, et gens
terrae illius inhumana atque incomposita (« Contrée barbare en
vérité, avec sa langue inconnue de moi ; la vie notoirement déshonorante et sans règle de ses moines ; sa population inculte et sans ordre »).
Et c’est tout. Plus loin dans le texte il est spécifiquement
question des religieux de Saint-Gildas : le portrait qu’en brosse Abélard
est en effet tout sauf édifiant ; mais, parmi les défauts et les vices que
l’abbé relève chez ses moines, il n’est pas une seule fois fait allusion à
leurs prouesses cynégétiques.
Alors ?
Nous ne détaillerons pas ici la longue généalogie des versions
françaises de l’HC qui contiennent
ces allusions chasseresses, dont certaines se révèlent plus colorées encore.
Toutes tirent directement ou indirectement leur plus lointaine origine d’un
ouvrage anonyme paru en 1695 que Charlotte Charrier a jadis situé dans son
contexte. Voici le passage concerné d’après l’édition de 1697 :
« J’habite un pais barbare dont la langue m’est inconnuë, je n’ai de
commerce qu’avec des peuples feroces : mes promenades sont les bords
inaccessibles d’une mer agitée ; mes Moines ne sont connus que par leur
débauche, ils n’ont d’autre regle que celle de n’en avoir point. Je voudrois,
Philinte, que vous vissiez ma maison, vous ne la prendriez jamais pour un (sic)
Abbaye, les portes ne sont ornées que de pieds de biches, d’ours, de sangliers,
de peaux hideuses, de hiboux : les celules sont tapissées de napes de
cerfs, les Moines n’ont d’autre signal pour se reveiller que le bruit des cors
& des chiens, enfin ils passent les jours à la chasse & plût à Dieu que
leurs désirs y fussent bornés ».
Nous sommes bien loin ici d’une traduction libre, d’une de
ces « belles infidèles » comme on les désigne parfois, et c’est plutôt
de haute fantaisie dont il convient de parler ; mais le malheur a voulu
que cette charmante oeuvrette sortît de la sphère des nombreuses compositions
romanesques suscitées par la destinée du couple formé par Abélard et Héloïse
pour entrer dans le domaine des études historiques : les propos attribués à Abélard tels que les rapporte
cette version controuvée de son autobiographie sont ainsi passés dans la Biographie
universelle éditée à partir de 1811 par Michaud, dans le Lycée
armoricain (1826), dans l’opuscule
de Villenave (1834), dans le Dictionnaire
encyclopédique de Philippe Le Bas (1840), etc. Ils figurent également dans l’étude
consacrée en 1869 par l’abbé Luco à l’abbaye de Rhuys, ouvrage qui, réédité
en 2004, continue, malgré son âge vénérable, de figurer dans la bibliographie
de nombreux travaux récents sur le monastère, ainsi que dans celle de la notice
Wkikipedia dont il a été question plus haut.
Quelle conclusion ?
Il ne s’agit pas bien sûr d’accabler les générations de
littérateurs et d’historiens qui ont été en quelque sorte les dupes d’un texte
controuvé : tout au plus peut-on regretter qu’ils n'aient pas pris conscience
de leur état de dupe. En tout état de cause, cette anecdote constitue une illustration
particulièrement éclatante que le retour aux sources, comme nous l'avons constaté récemment à nos propres dépens, reste à la base de toute
démarche de critique littéraire et historique, qui doit permettre notamment de couper
court aux conséquences toujours fâcheuses d’un canular même plaisant.
©André-Yves Bourgès
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