[En marge de recherches, poursuivies depuis plus de quatre décennies, sur la production hagiographique bretonne, notamment celle du scriptorium de la cathédrale de Dol au Moyen Âge central et, plus particulièrement, sur une vita sancti Genevei dont l’existence était attestée à cette époque[1], nous avons rencontré le nom Lugdunum pour désigner Loudun, ce qui a excité notre curiosité*].
Si le dunum qui caractérisait le site de Loudun a été conservé par/dans le nom actuel de la ville[2], son éponyme continue d’être discuté par les chercheurs. Depuis le travail d’Alfred Holder[3], l’hypothèse d’une référence à un ancien mot gaulois *lo(u)gos (nom du corbeau et/ou théonyme)[4] est la plus fréquemment rapportée ; mais elle n’a jamais fait l’unanimité, comme il se voit par exemple avec les objections précoces d’Antoine Thomas[5]. Pourtant, à première vue, cette hypothèse paraît nettement confortée par deux mentions dans la documentation, qui font état de l’adjectif lugdunensis et du nom Lugdunum, comme dans le cas bien connu de Lyon par exemple ; mais, précisément, nous pensons qu’il faut s’interroger sur le caractère presque trop explicite de ces deux mentions, respectivement du début du Xe siècle[6] et de la fin du XIIe siècle[7], lesquelles apparaissent bien isolées au milieu des autres attestations anciennes du nom de Loudun. Nous savons bien que les spécialistes n’ont pas fondé leurs démonstrations, dans un sens ou dans un autre, sur ces deux mentions : leurs arguments, pro ou contra, sont de nature avant tout philologique et dépassent nos compétences ; mais il nous semble qu’une critique plus strictement historicisante peut s’avérer utile en la circonstance, quand bien même la conjecture y tient, comme à notre habitude, une (trop) grande place.
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Il faut au préalable rappeler rapidement la position de Thomas qui, écartant, avec une certaine désinvolture, plusieurs formes anciennes, retient celles qui confortent sa propre hypothèse, laquelle préconise de reconnaître dans l’éponyme de Loudun un personnage nommé Laucus ; ainsi écrit-il :
Voici les formes qui me paraissent décisives : Laucidunensis (895), Laucedunensis (970), Lauzidunensis (976), Lausdunensis (977, 985), Lauzdunensis (vers 1000), Losdunum (1059), Lausdunum (1060), Laucidunum (1062). Pourquoi ne pas admettre que Loudun a porté à l'époque gallo-romaine le nom de *Laucidunum ? Ce nom manque dans Holder ; mais on y trouve le cognomen Laucus[8].
Outre les toponymes qui figurent sur certaines monnaies mérovingiennes (Leuduno, Lauduno, Lunduconni) et dont l’attribution à Loudun, concurrencée notamment par Laon, s’avère donc de son point de vue problématique, Thomas rejette ainsi, au surplus de la vicaria Lugdunensis, deux autres formes attestées dans la documentation ancienne : castro Lauduno (799 ou 800) et vicaria Laudomensis (849)[9]. A noter que Thomas s’est servi du seul dictionnaire toponymique de Louis Redet, dont la notice consacrée à Loudun ignore la mention de Lugdunum rapportée par Dom Martène[10].
Les conclusions de Thomas pour Loudun ont été acceptées par Ernest Nègre[11] : ce dernier les a de surcroît étendues[12] « aux toponymes Laudun, Lauzun, Montlauzun et Monlézun, ce qui est difficilement défendable »[13]. Nous nous en tiendrons pour notre part au seul nom de Loudun. Au reste, notre questionnement ne se rapporte pas à l’anthroponyme Laucus, effectivement mentionné par Holder[14], et ne cherche pas à déterminer s’il a pu entrer en composition dans le nom de Loudun, mais à la possible captation au profit de cette ville du toponyme Lugdunum et de l’adjectif lugdunensis.
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Les deux seules mentions « lugduniennes » dont nous disposons concernant Loudun sont connues par des copies d’érudits de documents dont les originaux, voire les premières recopies de ces originaux, – notamment, à propos de la vicaria Lugdunensis, celle qui figurait dans la Pancarte noire de Saint-Martin-de-Tours restituée par Émile Mabille[15], – ont eux-mêmes disparu, empêchant toute vérification. En tout état de cause, si l’on admet que les copistes modernes ont scrupuleusement respecté l’orthographe des actes qu’ils ont transcrits, cela ne garantit pas que les copistes plus anciens, – lesquels, s’agissant par exemple de la Pancarte noire de Saint-Martin, travaillaient aux années 1131-1137[16], – en ont agi de même. Il est en conséquence de bonne méthode de considérer que les mentions en question ont valeur de témoignage pour l’époque de leur plus ancienne transcription, ce qui, dans les deux cas, nous reportent donc au plus tôt au XIIe siècle.
Le caractère isolé de ces deux mentions n’est pas neutre : si l’on tient pour celle de la vicaria Lugdunensis dès 904, il est très étonnant de ne pas retrouver par la suite une formulation identique, ou du moins proche, dans les autres actes passés à Loudun ; quant à celle de Lugdunum à la fin du XIIe siècle, elle est sortie d’une lointaine plume doloise et concerne un saint local, Génevé, présenté comme archevêque du lieu, dont la vita était à l’époque conservée à Dol, mais dont les reliques avaient fait l’objet d’une translation à Loudun, sans doute à l’époque des incursions scandinaves en Bretagne : c’est dans cette vita que l’auteur de la mention dont nous parlons a pu trouver le toponyme Lugdunum, dont il conviendrait alors de faire remonter l’emploi sur place au XIe, au Xe siècle au plus tôt. Mentions isolées, avons-nous dit, apparemment sans rapport direct l’une avec l’autre, qui s’inscrivent dans une fourchette chronologique allant du début du Xe siècle à la fin du XIIe siècle : il s’agit de trouver le pourquoi du comment de ces deux mentions, que l’on pourrait autrement être tenté de considérer comme totalement fortuites, d’autant qu’elles ne sauraient s’appuyer sur une quelconque homophonie avec la prononciation du nom de Loudun aux époques concernées.
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En fait, il faut repartir des leçons non retenues par Thomas, plus nombreuses au demeurant que celles qu’il avait expressément écartées : elles peuvent être ramenées pour la plupart à une forme *Laudunum, dont on s’est également servi à Laon pour désigner la « capitale » des derniers monarques carolingiens ; or, la forme en question, censée prolonger le nom de Lugdunum clavatum qui figurait déjà dans les écrits de Grégoire de Tours[17] et encore sur des monnaies de Charles le Chauve[18], « ne se justifie ni par une loi phonétique, ni par des raisons ethnographiques ou géographiques »[19]. Ce « modèle laonnois » a pu cependant encourager les clercs de Loudun à imaginer que le nom de leur ville reflétait lui aussi l’évolution d’un toponyme du type Lugdunum ; mais, à défaut de mentions venant confirmer l’emploi de ce dernier sur place, on peut conclure à une simple extrapolation érudite, tardive et fugace, à laquelle l’auteur de la vita de Génevé, après sa visite des reliques du saint dolois, aura donné une petite illustration littéraire, répercutée dans les ultimes pièces de procédure produites par la métropole bretonne. Un inventaire des reliques conservées à la chapelle Notre-Dame du château de Loudun mentionnait encore vers 1500 le chef et le corps de saint Juvenel, évêque de Dol[20] ; mais ces reliques n’étaient déjà plus mentionnées dans un inventaire de 1557 et le saint, peut-être confondu dès cette époque avec sainte Geneviève[21] , était totalement oublié à la fin du XVIIIe siècle[22]. La vita est quant à elle introuvable, nous privant d’éventuelles indications relatives à Loudun à l’époque de sa composition.
André-Yves Bourgès
Annexe
Daniel Gricourt et Dominique Hollard, « Lugus et le cheval », Dialogues d'histoire ancienne, 28 (2002), n°2, p. 126, n. 23, soutiennent que « le nom gaulois de Lyon est bien *Lugudunon, formé sur Lugus, avec un thème en -u-, et non *Lugodunon, formé sur *lugos, l'un des noms gaulois probables du corbeau, comme le présume de manière sensée B. Sergent ». On se reportera à la thèse récente de Gaël Hily, Le Dieu celtique Lug, sous la direction de Pierre-Yves Lambert, Paris, École pratique des hautes études, 2007, qui fait le point sur ces différents aspects étymologiques et toponymiques ; mais Pierre Flobert, Études celtiques, 31 (1995), p. 267, avait par avance fait la critique de cette approche dans sa recension de l’ouvrage de Pierre-Yves Lambert sur La Langue gauloise : « Je ne suis pas non plus un dévot du dieu ‘’Lug’’ (p. 38, 60, 201), misérablement attesté ; je doute fort d’une dédicace à la divinité dans tous les Lugudunum qui correspondent seulement à nos ‘’Clermont’’ (cf. encore Endlicher) ; les noms propres λουγους et Lugu-rix n’y sont pas non plus favorables ; quant au ‘’corbeau’’, lugos (p. 201), il repose probablement sur une élucubration du pseudo-Plutarque. Il faut certainement en rabattre des prétentions de D’Arbois de Jubainville ! ». Ces propos assez sévères s’inscrivent dans le prolongement d’un article plus ancien intitulé « Lugudunum : une étymologie gauloise de l'empereur Claude (Sen. Apoc. VII, 2, v. 9-10) », Revue des études latines, 46 (1968), p. 264-280, repris dans le recueil Grammaire comparée et variété du latin. Articles revus et mis à jour (1964-2012), Genève 2014, p. 566-581[23].
*Le titre de cette courte note est démarqué de celui de la savante étude de notre collègue et ami Valéry Raydon, « Un toponyme Lugdunum redécouvert et deux autres à oublier », Wekwos, revue d'études indo-européennes, n°2 (2015-2016), p. 217-224, https://www.academia.edu/19725186 (consulté le 24 septembre 2022).
[1] François Duine, La Métropole de Bretagne, Paris, 1916, p. 44 : … Geneveus, cujus vita etiam penes nostrates paginis commendata custoditur ; Joseph-Claude Poulin, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p. 454.
[2] L’histoire du site est complexe : l’imposante tour carrée est le vestige d’un château féodal depuis détruit, lequel avait peut-être succédé en son temps à une forteresse carolingienne (?), elle-même possible héritière de fortifications plus anciennes. Cf. la synthèse de Marie-Pierre Baudry, https://inventaire.nouvelle-aquitaine.fr/dossier/donjon-dit-la-tour-carree/d93ef986-0665-4182-aef2-8dc8b4027cb8 (consulté le 24 septembre 2022).
[3] Alfred Holder, Alt-Celtischer Sprachschatz, t. 2, Leipzig, 1904, col. 344, n° 14.
[4] C’est ici trop vite et donc mal dit : voir les quelques précisions données en annexe.
[5] Antoine Thomas, « Quelques noms de lieu d’origine gauloise », Revue Celtique, 20 (1899), p 442.
[6] Emile Mabille, « Les invasions normandes dans la Loire et les pérégrinations du corps de saint Martin » (second article), Bibliothèque de l'école des chartes, 30 (1869), p. 446 : alodum suum proprium, situm in pago Pictavo, in vicaria Lugdunensi, in villa vel circa villam Gaudiacum (1er mars 904).
[7] Edmond Martène et Ursin Durand, Thesaurus novus anecdotorum, Paris, t. 3, 1717, col. 935 : [Sanctus Geneveus, archiepiscopus Dolensis] ; cujus corpus apud Lugdunum in Pictaviensi episcopatu habetur (fin XIIe siècle). Dom Martène, avec la collaboration des chanoines Ouvrard et de Thomas, du chapitre métropolitain de Tours, qui lui avaient transmis les pièces de la procédure entre Dol et Tours, avait déjà publié le document concerné dans sa Veterum scriptorum et monumentorum moralium, historicorum, dogmaticorum, ad res ecclesiasticas, monasticas et politicas illustrandas, collectio nova, t. 1, Rouen, 1700, p. 142.
[8] A. Thomas, « Quelques noms de lieu… », p. 442.
[9] Ibidem.
[10] Louis Rédet, Dictionnaire topographique du département de la Vienne, Paris, 1881, p. 235, qui transcrit vicaria Ludomensis (et non Laudomensis) pour ce qui concerne la leçon datée 849.
[11] Ernest Nègre, Toponymie générale de la France. Étymologie de 35000 noms de lieux, t. 1, Genève, 1990, p. 174, n°2753.
[12] Ibidem, n° 2750, 2751, 2754.
[13] V. Raydon, « Un toponyme Lugdunum redécouvert… », p. 219, n. 21.
[14] A. Holder, Alt-Celtischer Sprachschatz, t. 2, col. 157.
[15] E. Mabille, La pancarte noire de Saint-Martin de Tours brûlée en 1793, Paris-Tours, 1866, p. 98-99 (n° LXIII).
[16] Ibidem, p. 15-16 : « Plusieurs circonstances s'accordent pour nous faire placer entre 1132 et 1137, l'époque où fut rédigée la Pancarte Noire ; l'acte le plus récent qui y soit inscrit est de 1131. Les archives, en renfermaient cependant, plusieurs qui, par leur date, doivent se placer entre 1133 et 1140 : quelques-uns même ont été transcrits dans la Pancarte Rouge. De plus, en 1140 et en 1143, le chapitre avait obtenu deux diplômes importants du roi Louis VII ; ils sont au nombre des actes les plus anciens insérés dans la Pancarte Blanche, aucun de ces actes n'a trouvé place dans la Pancarte Noire, d'où l'on doit conclure que celle-ci était terminée lors de l'obtention de ces diplômes assez importants pour mériter d'y figurer ».
[17] Decem libri historiarum, lib. VI, cap. 4.
[18] https://smb.museum-digital.de/object/147035 (consulté le 24 septembre 2022).
[19] Charles Kohler, « La Vie de sainte Geneviève est-elle apocryphe ? », Revue historique, 67 (1898), n. 1, p. 292-293.
[20] Anonyme [F. Duine], « Le schisme breton. L'Eglise de Dol au milieu du IXe siècle, d'après les sources », Annales de Bretagne, 30 (1914), n°3, p. 460, n. 3 ; ms Paris, BnF, fr. 22322, p. 415.
[21] F. Duine, Inventaire liturgique de l’hagiographie bretonne, Paris, 1922, p. 130.
[22] Gilles Déric, Histoire ecclésiastique de Bretagne, 2e édition, t. 2, Saint-Brieuc, 1847, p. 229, n. 2.
[23] « Pierre Flobert, Grammaire comparée et variétés du latin », Hagio-historiographie-médiévale (21juin 2014), http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2014/06/pierre-flobert-grammaire-comparee-et.html (consulté le 24 septembre 2022).
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