Ce qui constitue l’un des principaux attraits des congrès de sociétés savantes, ce sont leurs apartés, quand les congressistes échangent de manière informelle durant une pause ou à l’occasion d’un repas pris en commun : s’engagent alors, sur un sujet dont l’importance doit se mesurer à l’intérêt que tel ou tel peut lui porter, des conversations qui donnent à tous et à chacun l’occasion de tester leur mémoire, d’approfondir leurs connaissances ou de suggérer des pistes de recherche ; la plupart de ces dernières resteront hélas inexplorées, ce qui est incontestablement dommageable.
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Lors d’un récent congrès, nous avons ainsi été amené à évoquer le fait que certains auteurs et même certains spécialistes, connaisseurs éminents des questions dont ils traitent, se dispensaient à l’occasion d’un retour aux sources et se contentaient de rajouter de l’hypothétique à une précédente hypothèse, elle-même parfois fondée sur un commentaire plus ancien de la source concernée, et ainsi de suite… Entendons-nous bien : ce n’est pas nous, grand hypothétiseur devant nos pairs et devant nos maîtres[1], qui reprocherons à un chercheur son appétence pour l’hypothèse ; mais il nous semble que cette démarche hypothético-intuitive, pour gagner en force et en crédibilité, devrait toujours s’accompagner d’un retour aux sources.
Pour rendre notre propos plus concret, nous avons pris un exemple, dont nous avons eu l’occasion de traiter jadis sur un forum dédié à la culture « celtique » [2], et qui concernait les couleurs et leur symbolisme, et plus particulièrement le noir et le blanc souvent associés à la Bretagne, le noir surtout : ainsi la croix noire est-elle bien connue comme un véritable signe de reconnaissance des Bretons à la fin du Moyen Âge, sans que l’on puisse se prononcer sur l’ancienneté de l’adoption de cet emblème (Guerre de succession de Bretagne ? Croisades ?). Des chercheurs ont tenté de faire remonter cette « généalogie chromatique » jusqu’aux témoignages laissés par les auteurs antiques sur les pratiques de tinctura dans l’île de Bretagne[3], sans pouvoir véritablement trancher à ce sujet. Parmi les « générations » intermédiaires est souvent mentionné le témoignage d’Ermold le Noir dans son Carmen in honorem Hludovici (poème en l’honneur de Louis le Pieux) ; témoignage invoqué par Léon Fleuriot en 1981[4], repris en 1990 par Jean-Christophe Cassard qui lui associe celui de l’Armes Prydain Fawr :
La couleur noire a été adoptée par les Bretons qui en teignent leurs boucliers ronds au dire d'Ermold le Noir et de l'Armes Prydein qui évoque « les noires armées » de la Bretagne armorique[5].
Depuis cette époque, les boucliers noirs des Bretons du Moyen Âge ont fait florès : la démultiplication infinie de l’information que permet l’Internet leur a donné une visibilité inédite et les témoignages concernés sont rapportés avec d’autant plus de conviction qu’ils ont bénéficié en leur temps, comme on vient de le dire, de la caution de deux savants impeccables. L’excellent site Bécédia leur a consacré le premier paragraphe de la page intitulée « Les symboles de la Bretagne » [6]. De son côté Wikipédia, dans sa notice sur la « Bretagne », se fend de quelques lignes un peu foutraques sur « la couleur noire » :
L’Armes Prydein parle des « armées noires » des Bretons d'Armorique et le poème d’Ermold Le Noir évoque leurs boucliers ronds peints en noir. Le noir deviet (sic) une constante dans l’emblématique bretonne, et c’est une couleur rare. Peut-on en conclure que l’entourage de Jean IV de Montfort ait connu ces textes anciens ou connu cette tradition par d'autres sources lors de leur choix du noir pour leurs troupes ? En tout cas de nos jours l'association de couleurs noir/blanc évoque toujours la Bretagne sur des maillots de sportifs ou des casaques[7].
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Apparemment personne depuis bientôt cinquante ans, à l’exception des participants du fil de discussion sur le forum dont nous avons parlé, n’est véritablement retourné aux sources. En effet, que disent ces dernières ?
Dans son poème, Ermold le noir attribue les paroles suivantes au chef breton Murman, répondant à l'émissaire impérial :
Scuta mihi fucata, tamen sunt candida vobis[8]
Or fucatus n'a pas le sens de « noir », mais simplement de « teint, colorié ». On peut ainsi proposer la traduction suivante :
« Les boucliers de mon côté sont de couleur, alors que les vôtres sont blancs »
Rien de plus.
Bien sûr, il est possible d’imaginer que les boucliers des Bretons étaient peints en noir ; mais le plus probable, dans cette véritable guerilla menée à l’encontre des troupes franques, est quelque chose qui pourrait avoir ressemblé à notre moderne kaki militaire ; d’ailleurs, fucatus, dans le latin classique bien connu d’Ermold, signifie au sens figuré « fardé, faux, simulé », acceptions qui rejoignent le vocabulaire de la feinte et du camouflage[9].
Venons-en au poème Armes Prydain Fawr, cité ici d’après la récente édition avec traduction anglaise donnée par Graham R. Isaac[10] ; on y trouve le vers suivant (157) :
dyderpi agheu yr du gyweithyd
Cette « compagnie noire » constitue d’ailleurs la seule occurrence de l'adjectif du, « noir », figurant dans le poème ; mais il convient évidemment de replacer le vers en question dans son contexte pour déterminer si elle désigne effectivement une troupe de Bretons armoricains :
G6yr g6ychyr g6allt hiryon, ergyrdofyd,
y dihol Saesson o Iwerdon dybyd.
Dybi o Lego lyghes rewyd,
150 rewinya6t y gat, r6ycca6t lluyd.
Dybi o Alclut g6yr drut, diweir,
y dihol o Prydein, virein luyd.
Dybi o Lyda6 pryda6 gyweithyd,
ketwyr y ar katueirch, ny pheirch eu hennyd.
155 Saesson o pop parth, y g6arth ae deubyd.
Rytreghis eu hoes, nys dioes eluyd.
Dyderpi agheu yr du gyweithyd,
clefyt a dyllid ac ang6eryt.
G6edy eur ac aryant a chanh6ynyd,
160 boet perth eu disserth yg werth eu drycffyd,
boet mor, boed agor eu kussulwyr,
boet creu, boet agheu eu kyweithyd[11].
(« Splendid, long-haired men, skilful in assault,
will come from Ireland to drive out the English.
A fervent fleet will come from Legio,
150 it will annihilate the troop, it will tear the hosts.
Brave, faithful men will come from Dumbarton,
to drive them out of Britain, fine hosts.
A handsome troop will come from Brittany,
warriors on warhorses, they afford their enemy no respect.
155 The English will be shamed on every quarter.
Their time is over, they have no place in the world.
Death will come to the black troop,
sickness and pursuit and contempt.
After they have had gold and silver and other treasure,
160 may they find shelter in the bushes, because of their falsehood,
may the sea and the anchor be their counsellors,
may gore, may death be their comrades » [12]).
La traduction vient lever nos doutes éventuels : ce sont les Saxons qui sont désignés comme une « compagnie noire » et menacés de différents maux, dont la mort. La « noirceur » conviendrait mal d’ailleurs à la « brave » cavalerie bretonne, venue de Létavie combattre aux côtés de leurs cousins insulaires.
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Notre propos n’est évidemment pas de mettre en cause l’honnêteté de chercheurs dont le nom constitue une garantie de sérieux et dont la lecture des ouvrages est naturellement recommandée : il s’agit simplement de rappeler que les meilleurs d’entre eux peuvent à l’occasion se montrer excessivement confiants dans ce qu’ils auront appris d’un collègue moins sourcilleux sans prendre la précaution de vérifier la source alléguée par ce dernier. Il s’agit le plus souvent de détails, certes ; mais comme le dit certain adage d’outre-Rhin « Der Teufel steckt im Detail » : à méditer en contemplant les beaux volumes des Monumenta Germaniae Historica, désormais accessibles en ligne[13], dont les éditions de textes, malgré leur ancienneté, continuent, pour nombre d’entre elles, de faire autorité.
André-Yves Bourgès
[3] Voir la commode synthèse de Luc Renaut, « Tatouages », Bruno Dumézil (dir.), Les Barbares, Paris, 2016, p. 1269-1270.
[4] Récits et poèmes celtiques. Domaine brittonique, VIe-XVe siècles. Textes traduits par Léon Fleuriot, Jean-Claude Lozac'hmeur et Louis Prat, Paris, 1981, p. 75, n. 1.
[5] Jean-Christophe Cassard, Les Bretons de Nominoë, 1e édition, Brasparts, 1990, p. 41.
[9] Lors de notre discussion à bâtons rompus, un trou de mémoire ne nous a pas permis de retrouver cet adjectif fucatus ; un des participants, M. Philippe G*** que nous remercions bien vivement, nous a alors suggéré fulvus, « fauve », qui ne serait pas non plus déplacé pour désigner une tenue camouflée ; mais c’est bien de fucatus dont il s’agit.
[10] Graham R. Isaac, « Armes Prydain Fawr and St David », J. Wyn Evans & Jonathan M Wooding (ed.), St David of Wales. Cult, Church and Nation, Woodbridge, 2007 (Studies in Celtic History XXIV), p. 170-181.
[11] Ibidem, p. 178.
[12] Ibid., p. 179
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