Il est patent que, durant toute une partie du Moyen Âge, surtout
à l’époque où Dol revendiquait d’être la métropole de Bretagne, la géographie
épiscopale régionale a été marquée par une forme de rivalité entre le siège
dolois et celui d’Alet. La compétition s’est d’ailleurs prolongée après le
déplacement de ce dernier sur l’îlot où étaient conservées les reliques de Malo
et qui, pour cette raison, avait pris le nom du saint ; le regretté Bernard
Merdrignac a fait naguère remarquer qu’elle est encore manifeste dans la Chanson d’Aiquin, qui « présente saint
Servan comme le rival prestigieux de saint Samson, patron de la métropole
doloise »[1].
En fait, il s’agit de Servais, particulièrement honoré par les Pippinides,
comme on le sait : si l’on en croit
ce poème, c’est Charlemagne lui-même qui aurait fondé à Alet une chapelle
dédiée au saint tutélaire de sa dynastie, chapelle enrichie par ses soins d’une
précieuse croix-reliquaire[2] ;
mais cette tradition, – dont il est au demeurant très difficile de démêler si
elle figurait dans l’œuvre originelle, ou bien s’il s’agit d’une addition de
son « arrangeur » –, a-t-elle la moindre chance de constituer l’écho d’un épisode du règne
de l’empereur, dont l’intérêt pour l’évêché d’Alet est effectivement attesté[3],
sans que pour autant sa venue sur place soit avérée ?
En tout état de cause, de nombreux auteurs ont évoqué cette
rivalité entre Dol et Alet, que Nicolas Lenoir qualifie
« vétilleuse »[4].
Jean-Christophe Cassard, qui pour sa part évoque un véritable
« antagonisme », a mis celui-ci en rapport avec la proximité
géographique des deux sièges épiscopaux concernés[5] ;
mais, pour autant, les raisons d’une telle proximité, inédite en Bretagne, et
qui n’a pas d’équivalent dans le reste de la province de Tours, ainsi que dans
la province de Rouen[6],
n’ont pas été recherchées. Or, si la proximité entretient cette rivalité, la
rivalité tient dans cette proximité même, qu’il convient conséquemment
d’expliquer.
*
Avant d’approfondir la dimension historique de notre
problématique, il est important de prendre en compte certains aspects de
géographie physique et leurs conséquences en termes de géographie humaine. Le pagus Aletis dont le nom, tiré de celui d’Alet,
s’est prolongé jusqu’à nos jours sous l’appellation de Clos-Poulet, apparait
comme une circonscription assez réduite : son territoire correspondait en
effet au massif granitique triangulaire limité à l’ouest par la Rance, au nord
par la Manche et à l’est par la baie du Mont-Saint-Michel, ainsi que par les
marais de Dol isolés de l’estran par un cordon littoral. Au XIIe
siècle, ce dernier, « entre une grève à la fois providentielle et
difficile, et un arrière-pays marécageux exigeant des soins incessants », portait
déjà les villages de Hirel, de Le Vivier et de Cherrueix[7],
qui continuent encore d’en assurer la structure : au cours du temps, la
construction d’une digue a permis son renforcement et sa stabilisation.
Notons également que, – ainsi que l’écrivait en 1795, dans un
résumé saisissant, le représentant Tréhouart à son collègue Maret, du comité de
salut public –, si on laisse la mer passer la digue et inonder les marais,
« le Clos Poulet devient presqu’île et n’est plus attaquable du côté de
l’intérieur que par la langue de terre de Châteauneuf, dont le fort, nouvellement
construit, défend le passage et qui n’a rien à craindre de la bombe. Il
faudrait au moins deux bataillons pour la garde de Saint-Malo, Châteauneuf et
Château-Richeux : ce sont les trois points d’appui du Clos-Poulet et qui forment
un triangle équilatéral »[8].
Les archéologues ont montré que « le
village de Doslet
(Dorletum, la
porte d’Alet au
Moyen Âge) est la
rencontre de trois voies romaines, celle […] qui venait de Fanum Martis (Corseul),
une autre voie
venant directement de Condate
(Rennes) et une troisième desservant probablement un
petit site portuaire à Pont-Livard ». Ainsi, il apparaît nettement que
« Doslet contrôlait les accès
routiers au Clos-Poulet ; les Vikings y
avaient construit d’ailleurs une
fortification. On constate que ce point de contrôle se déplaça sur l’isthme de
Châteauneuf vers le XIe
siècle ; mais, depuis
cette époque, les endiguements des marais de Dol et des
marais de Châteauneuf ont diminué le rôle
stratégique de cet
isthme. La portion
des marais de
Dol qui touche Châteauneuf est une grande tourbière
dont l’assèchement complet ne date que de la dernière guerre »[9].
Du côté de Dol, – à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau
d’Alet, mais la distance est augmentée de la moitié quand il s’agit de s’y
rendre par la route en contournant les marais –, la configuration des lieux, quoique nettement
différente, recèle également un fort potentiel stratégique : comme l’indique
le toponyme, l’agglomération a été bâtie dans le semi-méandre d’un petit fleuve
côtier[10] ;
mais surtout, telles qu’elles apparaissent au Moyen Âge central, « la
cathédrale, l'enceinte et les maisons qu'elle protège sont juchées sur les
bords d'une ancienne falaise morte, haute d'une vingtaine de mètres, véritable
éperon de schistes briovériens qui domine d'un côté la vallée marécageuse du
Guioult ou ‘’Natais’’ et de l’autre côté une zone d’alluvions marines et de
tourbières, constituant les marais de Pont-Labat et de La Bruyère »[11].
Dans des proportions moindrement grandioses, le site n’est pas sans rappeler
l’autre fondation monastique attribuée à Samson par ses premiers hagiographes, à
savoir Pental (aujourd’hui
Saint-Samson-de-la-Rocque, dans l’Eure), qui surplombe le Marais-Vernier en
bordure de l’estuaire de la Seine ; peut-être ce rapprochement dépasse-t-il
les seuls aspects spectaculaires et
doit-il être élargi au statut particulier dont ont pu bénéficier conjointement
à leurs débuts les deux établissements concernés ?
*
A l’instar de ceux de Vannes, Cornouaille et Léon, les sièges
épiscopaux d’Alet et de Dol ont bénéficié d’un éclairage soudain lorsque les
prélats qui les occupaient furent déposés et remplacés à l’instigation de Nominoë
(848-849) : une documentation abondante et de qualité, principalement de
nature diplomatique et d’origine ecclésiastique, nous renseigne assez bien sur
cette affaire, qui se prolonge pendant près d’une vingtaine d’années et qui
connaît son ultime développement avec l’érection « unilatérale » de
Dol en siège métropolitain pour les sept évêchés de Bretagne (Rennes et Nantes,
dont les territoires correspondaient à la nova
Britannia reconnue à Erispoë, se trouvant de facto compris dans la nouvelle
organisation épiscopale du royaume breton). Plus encore que la
« normalisation » carolingienne du tournant
des VIIIe-IXe siècles, les débuts du « schisme breton », – la formule,
consacrée mais assez inappropriée malgré la caution que lui apporta jadis
François Duine, a le mérite de dire les choses avec netteté, sinon avec
précision –, ont eu un incommensurable effet de stimulus sur la production
hagiographique régionale : on s’est attelé dans les scriptoria monastiques ou épiscopaux à la rédaction de vitae de saints, ou, quand il existait
des versions plus anciennes, à leur réécriture, dans le but de s’opposer à la
situation nouvelle, ou au contraire de s’y conformer. C’est à l’évidence la
principale raison, insuffisamment soulignée nous semble-t-il, de
l’efflorescence littéraire qui caractérise la Bretagne précisément à partir du
milieu du IXe siècle et que les incursions vikings, en provoquant
l’exode du clergé et des reliques, stopperont durablement à partir des années
910-920.
Vers 860-870, tandis qu’on achève à Dol de composer une
nouvelle hagiographie de Samson, où il est question, pour la première fois, de l’archiepiscopatus exercé par le saint, un
écrivain du nom de Bili, attaché en qualité de diacre au service de la
cathédrale d’Alet, s’efforce de rassembler en un ouvrage cohérent les éléments
d’une véritable rhapsodie littéraire empruntée à différentes sources dont les
divergences pourraient s’expliquer par le fait qu’elles se rapportent sans
doute à deux saints distincts, rapprochés sur la base d’une vague homophonie
(Malo et Machut). Quoi qu’il en soit, pour autant qu’on puisse l’établir avec
une certitude suffisante, les biographies des saints poliades d’Alet et de Dol composées à cette époque relaient des
informations sur la situation qui avait cours au début du IXe siècle :
écartelé entre le pagus trans silvam[12]
et celui d’Alet, bipolarisé entre l’îlot sanctifié par les reliques de Malo et le
grand monastère de Gaël, comme en témoigne le diplôme de 816, déjà cité, donné
par Louis le Pieux en faveur de l’évêque Haelocar[13], le diocèse d’Alet avait en outre, selon Bili, hérité les
prérogatives attachées à l’ancien chef-lieu épiscopal de la civitas des Coriosolites, dont le
souvenir subsistait encore au tournant des VIIIe-IXe
siècles[14] :
peu de chances donc pour que le prélat qui occupait le siège d’Alet pût
reconnaitre son voisin dolois en tant que métropolitain ; et d‘ailleurs Bili
nous montre Malo recevant la consécration épiscopale à Tours. Quant au statut de
Dol, il est assez bien indiqué dans la Vie
ancienne de Samson, dont la datation, toujours discutée, doit être abaissée à
l’époque de la « normalisation » voulue par les Carolingiens, puisque
son commanditaire, Tiernmaël, y est en effet spécifiquement invoqué comme le « bienheureux évêque
d’un siège apostolique » (o
beatissime sedis apostolicae episcope Tigernoma[g]le)[15] : l’érection épiscopale du monastère, parce qu’elle
constituait une innovation d’importance, méritait aux yeux de l’hagiographe d’être
soulignée ; la vita en question nous
donne le nom d’un autre évêque de Dol, Leucher, que les informateurs de
l’hagiographe avaient personnellement connu et qu’il paraît conséquemment
possible d’identifier avec le prédécesseur de Tiernmaël. Ces deux épiscopats successifs
pourraient ainsi trouver leur place dans une fourchette d’une vingtaine d’années
autour d’une date-pivot arbitrairement fixée à 800.
Il est
assez frappant de constater que la Vie ancienne
de Samson n’est guère prolixe s’agissant de la carrière continentale du saint, notamment
de son action éventuelle en Bretagne, où d’ailleurs il ne semble pas véritablement
pénétrer, puisque Dol constitue son seul point d’ancrage local. Quant aux
implications régionales de Malo, telles qu’elles sont rapportées par Bili, – qu’il
s’agisse des pérégrinations du saint, très largement cantonnées au seul
Clos-Poulet, de la translation de ses reliques, ou de revendications
territoriales –, si elles connaissent des prolongements jusqu’aux confins
méridionaux du diocèse d’Alet (Saint-Malo-de-Phily ou Guillac, à une centaine
de kilomètres du siège épiscopal), elles ne s’étendent pas plus loin vers le
sud-est du Clos-Poulet proprement dit que les seules paroisses de Miniac, Plerguer et Roz-Landrieux[16], à une
vingtaine de kilomètres d’Alet ; encore Bili reconnaît-il loyalement que Miniac
et Plerguer ne sont pas comprises dans le Clos-Poulet et que Malo ne détenait
sur place que la propriété de villae[17].
L’impression générale est que les deux sièges épiscopaux se tournent le dos et
que les limites communes de leurs territoires diocésains s’apparentent plus à
un glacis qu’à une véritable zone d’échanges. Au demeurant les deux saints,
selon le portrait respectif qu’en brossent leurs hagiographes, s’ignorent
totalement l’un l’autre : Bili rapporte que les clercs d’Alet se déplacent
jusqu’à Saint-Pol-de-Léon, à plus de 170 kilomètres de leur siège épiscopal, pour
faire connaître les mérites de Malo et recueillent sur place un franc
succès ; mais pas une fois on ne les voit franchir la courte distance qui
les séparent de Dol. La problématique métropolitaine ne peut expliquer à elle
seule une telle situation, que l’on perçoit déjà établie au début du IXe
siècle : est-il possible d’en retrouver les prémices dans le dossier
hagiographique samsonien qui, seul, présente une ancienneté suffisante ?
*
Si la Vie ancienne
de Samson a vu sa datation révisée et abaissée, comme on l’a dit, l’un des
supporteurs les plus convaincus de cette révision, Joseph-Claude Poulin, s’est avisé
qu’une datation basse ne permettait pas de rendre compte de la complexité de la
composition de cet ouvrage : par le recours à une analyse de son style et
surtout par la mise en évidence de décalages entre sa table des matières et son
contenu, Poulin s’est ainsi efforcé de reconstituer partiellement la source
écrite alléguée par l’hagiographe[18].
Cependant, toujours prudent à l’égard des déclarations de ce dernier, il doute
fortement que l’« hypothétitexte » en question ait pu être composé à
haute époque ; mais il accepte néanmoins que la chaine de transmission,
décrite par l’écrivain[19],
comporte trois maillons générationnels : remontant à partir de la datation basse de la Vie ancienne qu’il a contribué à
établir, Poulin préconise en conséquence que la *vita primigenia, – l’expression est reprise à Duine [20]
–, a dû être rédigée par le diacre Henoc vers le milieu du VIIIe
siècle. Ce point de vue nous semble encore trop indulgent, car il est
difficile, sinon impossible, de faire fond sur les déclarations embrouillées de
l’hagiographe s’agissant de la transmission de ses sources ; il en va de
même de la place respective occupée par l’une et l’autre Bretagnes dans son
texte[21],
où elles sont indifféremment désignées Britannia,
« appellation générique attribuée au monde breton dans son ensemble »[22]
et qui se retrouve également sous la plume de Jonas de Bobbio dans la vita de Colomban avec, semble-t-il, la
même acception[23]. En
revanche, si tant est que l’auteur de la Vie
ancienne écrivait effectivement vers la fin du VIIIe ou le début du IXe
siècle, rien s’oppose, nous semble-t-il, à ce que le texte dont il dit s’être
inspiré, effectivement tributaire de Grégoire le Grand, mais dégagé de toute
contrainte à l’égard de Bède, ait été rédigé, sinon à la date traditionnellement
attribuée à la Vie ancienne de Samson, vers 610-615, du
moins au cours du VIIe siècle, au plus tard vers 700, pour reprendre
une suggestion argumentée de Michel Banniard[24].
C’est ainsi que l’épisode de la reconquête de son royaume de
Domnonée par le prince breton Judual, avec le soutien du saint, ne devrait pas
faire sans un nouvel examen l’objet du rejet quasi-unanime de la part de la
communauté scientifique, qui le qualifie généralement anhistorique, car il
est peut-être susceptible, pour autant que l’on s’en tienne à sa localisation
traditionnelle en Bretagne continentale, d’éclairer le statut de Dol à haute
époque ; en particulier, les circonstances militaires de l’affrontement
avec l’usurpateur Commor, dont le récit samsonien nous procure un rapide debriefing, se voient éclairées d’un
jour nouveau dans un contexte dolois précocement imprégné de souvenirs
hagiographiques empruntés au voisinage neustrien, – comme l’atteste notamment
« la connaissance manifeste de la Vita
s. Paterni de Fortunat (BHL 6477) », dont fait preuve le
proto-hagiographe[25]
–, ainsi qu’aux îles de la Manche[26].
L’auteur de la Vie ancienne de Samson
rapporte, peut-être d’après son modèle, que Judual, finalement libéré par
Childebert, qui jusque-là l’avait retenu en otage à Paris, accompagna le saint
jusqu’à Pental[27],
puis, après avoir passé par Jersey et Guernesey, gagna la Bretagne, sans doute le
port d’Alet dont la desserte était particulièrement aisée à partir de ces îles[28] ;
la Bretagne, où Judual se vit bientôt rejoint par des troupes levées par Samson :
avec leur aide, il parvint à triompher de Commor et à recouvrer toute la Domnonée
où il put désormais régner et ses descendants après lui. D’où venaient ces « hommes
nombreux, bien connus du saint, qui se rendirent en Bretagne à la demande de
Samson, d’un commun accord avec Judual » (homines multi sancto Samsoni satis cogniti eius hortatu unanimes cum
Iudualo uenerunt ad Britanniam)[29]
? De Jersey et Guernesey, comme on l’interprète généralement et comme paraît
déjà le supposer l’auteur de la vita
« archiépiscopale » du saint, aux années 860-870, qui invente même de
faire donner à Samson par Childebert les quatre îles de la Manche[30]
? Sans doute pour une partie d’entre eux. D’ailleurs, le biographe de saint
Wandrille, confirme vers 800 que l’île de Jersey, – dépendante du pays de
Cotentin dirigé par un dux, qui porte
le nom indiscutablement ethnique d’Anowarith –, était à cette époque peuplée de
Bretons ; selon cet écrivain, Anowarith
se vit même adresser une ambassade par « Charles Auguste »
(Charlemagne) : on imagine mal en conséquence que son pouvoir eût été limité à
celui d’un « centenier », comme le propose Éric Van Torhoudt[31],
ou bien confiné au seul territoire de l’île, comme l’indique Cassard[32] à la suite d’Arthur de la Borderie[33].
En outre, au sein des troupes levées par Samson pour défendre la cause de
Judual se trouvaient-ils des Dolois ? Cela semble l’évidence même : ces
hommes, nous dit-on, sont « bien connus du saint » et il ne paraît
pas possible de restreindre le nombre des ouailles de ce dernier aux seuls
Jersiais et Guernesiais. Faut-il alors comprendre
que Dol ne faisait pas véritablement partie de la Bretagne continentale ?
Le témoignage de l’auteur de la Vie
ancienne pourrait se révéler essentiel à cet égard, mais il est très décevant :
Dol, où Samson a fondé son monastère, est situé, nous dit-il, à proximité immédiate
du port où le saint avait abordé ; or ce port, que cherchaient à atteindre
Samson et ses compagnons, est localisé en « Europe » (portum in Europa desideratum tenuerunt)[34],
comprendre : sur le continent[35].
La seconde et dernière mention de Dol et de son monastère n’est guère plus
explicite : après avoir évoqué les miracles que Dieu avait accomplis par
l’intermédiaire du saint « tant en Bretagne qu’en Romanie » (tam in
Britannia quam in Romania), l’hagiographe
indique que le saint mourut dans le monastère de Dol (in Dolo monasterio)[36].
Les rares souvenirs continentaux de l’existence
du saint sont ainsi avant tout attachés à cet établissement et à celui de Pental. L’auteur de la Vie ancienne, à propos de Dol, décrit
Samson « fondant de nombreux monastères dans presque toute la
province » (multa monasteria per
totam pene prouinciam fundans)[37]
: peut-être veut-il parler de xenodochia
comme celui de Rotmou, mentionné dans
la vita « archiépiscopale »
vers 860-870 qui localise cet établissement dans le Bessin et que Jacques Le
Maho a proposé de manière extrêmement convaincante d’identifier avec
Saint-Samson-en-Auge[38] ?
Difficile, bien évidemment, de se fonder sur ce seul cas pour décider si le mot
provincia dans la Vie ancienne a bien le sens de
« province ecclésiastique » [39]
et désigne en conséquence plutôt celle de Rouen, dont, avant de revendiquer son
statut d’exemption, faisait également partie Pental ; mais, si tel était le cas, se poserait la
question de la dépendance de Dol à
l’égard de Rouen et non de Tours, au moins jusqu’au tournant des VIIIe-IXe
siècles.
*
En tout état de cause, la « britonicité » de la
future métropole de Bretagne ne saurait faire de doute : elle découle de
la présence significative de descendants de Bretons insulaires établis, comme
nous l’avons vu, dans les îles de la Manche et dans le Cotentin, ainsi que dans
l’Avranchin et le nord-est du Rennais, où les indices sont malheureusement
beaucoup plus ténus et surtout plus difficiles d’interprétation. Si cette
origine « brito-neustrienne » du pays dolois était confirmée, elle
expliquerait le paradoxe de la création d’un évêché à proximité de celui d’Alet :
dans les deux cas, les sièges épiscopaux concernés auraient en effet constitué comme
qui dirait les « bases avancées » respectives de populations formées
en grande partie d’individus ayant une commune origine britonnique, mais
distincts du point de vue géographique, et que leur développement séparé avait
contribué à éloigner plus encore les uns des autres. Le débordement vers l’est,
au-delà de la Rance, des Bretons de la péninsule armoricaine, et celui vers
l’ouest, au-delà du Couesnon, des Bretons des îles de la Manche et de la
presqu’île du Cotentin avaient été stoppés, de part et d’autre, par les marais
de la Baie : au tournant des VIIIe-IX siècles, les Carolingiens,
de manière pragmatique, ont figé cette situation du point de vue de la géographie
épiscopale, avec d’autant plus de facilité que dans le cas d’Alet, avec l’île
de Saint-Malo, et dans celui de Dol, avec le Mont-Dol, la dimension de
haut-lieu du sacré était sans doute très marquée ; mais la dimension
politique, sous-jacente, et tenant peut-être à la confrontation entre les
notions de ducatus et de missaticum dans les réflexions de
Nominoë, n’allait pas tarder à (re)faire surface…
André-Yves Bourgès
[1] Cette remarque est empruntée à « un chapitre
commandé par un éditeur à destination d'un "beau livre" collectif... qui
n'a jamais vu le jour », comme le présentait avec humour son auteur.
[2] F. Joüon des Longrais (éd.), Le Roman d’Aquin, Nantes, 1880, p. 73-74 (v. 1888-1919)
[3] J.-C. Cassard, Les
Bretons de Nominoë, 1e édition, Brasparts, 1990 (Les
bibliophiles de Bretagne, 7), p. 24 : « Un autre diplôme de Louis le
Pieux, daté du 26 mars 816, est accordé au monastère de Saint-Méen sur la
requête de son abbé Hélocar, par ailleurs évêque d'Alet. Ce diplôme renouvelle
celui que Charlemagne lui avait précédemment consenti et lui concède en outre
le privilège de l'immunité : les officiers publics carolingiens perdent le
droit d'y pénétrer pour exercer leur autorité. Saint-Méen relèvera dorénavant de
l'empereur seul. La visite d'Hélocar à Louis en son palais d'Aix avait
rencontré une oreille attentive et bienveillante ! Il faut ajouter que les
circonstances plaidaient pour une telle attitude généreuse : Saint-Méen avait
perdu, outre son trésor et ses objets liturgiques, ses titres « au temps de la rébellion
», quand les ennemis avaient chassé les moines et mis le feu aux bâtiments. Ces
événements tragiques nous ramènent à l'année 811, quand Charlemagne avait dû
diriger une armée vers la Bretagne pour y châtier des rebelles. Hélocar, tenant
de l'ordre franc (bien que son nom soit breton) fut victime de représailles en
retour de sa fidélité au parti impérial. Il paraît dès lors tout naturel que le
jeune Louis vienne au secours de son partisan, le restaure dans ses droits et
le récompense de son zèle à son service ». Et voir infra n. 13.
[4] N. Lenoir, Etude
sur la Chanson d'Aiquin ou La conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne,
Paris, 2009, p. 208.
[5] J.-C. Cassard, « Propositions pour une lecture
historique croisée du Roman d'Aiquin »,
Cahiers de civilisation médiévale, 45e
année, n°178 (avril-juin 2002), p. 116.
[6] Avranches et Coutances, malgré leur proximité, sont
situés à plus de quarante kilomètres l’un de l’autre, à vol d’oiseau : la
distance est d’ailleurs moindre entre Avranches et Dol-de-Bretagne (environ
trente-cinq kilomètres) ; mais, à l’inverse d’Alet et Dol, il s’agit de sièges d’anciennes civitates.
[7] E. Veyrat, Extension
du port mytilicole de Vivier-sur-Mer-Cherrueix (35). Fouilles préventives.
Document final de synthèse, s.l., 1997, p. 12. Hirel, dont dépendait alors Le
Vivier, et Cherrueix ont déjà le statut de paroisse dans l’enquête de 1181 ;
en revanche, il faut renoncer à identifier Cherrueix avec un toponyme Cherri qui est mentionné dans la vita de Malo par Bili : voir infra
n. 17.
[8] Guerres des
Vendéens et des Chouans contre la République française… par un officier
supérieur des armées de la République, t. 5, Paris, 1827, p. 249. Bernard
Thomas Tréhouart ou Tréhouard (1754-1804), suppléant d'Ille-et-Vilaine à la
Convention, siégea à partir d'août 1793 et fut aussitôt missionné à deux
reprises aux ports de Brest et de Lorient, jusqu’en avril 1795. Sa note sur le
Clos-Poulet, datée du 9 juillet 1795, est donc postérieure à la fin de sa
seconde mission.
[9] Carte
géologique de la France, E. Egal (dir.), « Notice explicative de la
feuille Dinan à 1/50000 », Paris, 2011, p. 146. Cette notice appellerait
quelques correctifs : l’identification Fanum
Martis Corseul reste discutée ; l’étymologie Dorletum par « la porte d’Alet » paraît assez
hasardeuse ; quant à la fortification élevée par les Vikings, elle
apparaît problématique.
[10] F. Falc’hun, Les
noms de lieux celtiques (1ère série),
2e éd., Genève-Paris, 1982, p. 29.
[11]J.-P. Leguay, Un
réseau urbain au Moyen Age : les villes du duché de Bretagne aux XIVe
et XVe siècles, Paris, 1981, p. 12
[12] Le chef-lieu de ce dernier n’est pas connu avec
certitude, même si le statut de second siège épiscopal accordé au Moyen Âge
central à Saint-Malo de Beignon est un indice en faveur de cette localité.
[13] P.H. Morice, Mémoires
pour servir de preuves à l’histoire … de Bretagne, t. 1, Paris, 1742,
col. 225-227.
[14] Il est question à la date de 786, sous la plume
d’Eginhard dans la vita Karoli, de
Bretons installés « aux confins de la Gaule, dans les régions des Vénètes
et des Coriosolites » (in ultimis
Galliae finibus, Venetorum et Curiosolitarum regiones) : vues
d’Aix-la-Chapelle ou de Seligenstadt, les deux anciennes cités concernées sont
en effet situées aux confins de la Gaule, d’autant que la marche de Bretagne
n’est pas encore attestée à cette date, même si H. Guillotel et J.-P.
Brunterc’h considèrent que son existence est probable. Plus à l’ouest, le
territoire des Osismes avait été, dès avant la fin du VIe siècle,
submergé et subjugué par les Bretons.
[15] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, Paris, 1997, Prol. 1, p. 138 (texte latin), p. 139 (traduction française).
[16] Comme le souligne L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, 2e éd., t. 2,
Paris, 1910, p. 257, n. 1, « la
sollicitude du biographe pour ces localités semble bien indiquer qu’on avait eu
en effet, à Alet, des droits sur elles et qu’on était heureux de les rappeler,
même après leur annexion au nouveau diocèse de Dol ».
[17] F. Lot, Mélanges
d’histoire bretonne (VIe-XIe siècle), Paris, 1907, p.
406. On peut par ailleurs écarter résolument Cherrueix, malencontreusement
identifié par G. Saint-Mleux, « De la formation des noms de lieux du
Poulet », Annales de la Société
d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo (1903), p. 46 (en note), suivi par Lot, op. cit, p. 426, n. 1, avec la villa quae vocatur Cherri, pourtant
explicitement localisée in pagum Alet
(Lot, op. cit., p. 425-426) ; le
prototype de ce toponyme est à chercher ailleurs, du côté du celtique keri ou du scandinave sker.
[18] J.-C. Poulin, L’hagiographie
bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p.
317-320, 325-328, 331-334, qui reprend et affine une hypothèse antérieure, «
La Vie ancienne de Saint Samson de
Dol comme réécriture », Analecta
Bollandiana, 119 (2001), p. 261-313, laquelle avait été aussitôt révoquée
en doute par P. Flobert, successivement « Les vicissitudes de la Vie de saint Samson », P. Lardet
(éd.), La tradition vive. Mélanges
d’histoire des textes en l’honneur de Louis Holtz, Turnhout, 2003 (Bibliologia, 20), p. 378, n. 3, et
« Le remaniement carolingien (Vita
Secunda, IIa, BHL 7481, 7483) de la Vie
ancienne de saint Samson », Britannia
monastica, 9 (2005), p. 47-48 (où cette conjecture est qualifiée
« intenable »).
[19] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, I, 2, p. 140-142 (texte latin), p. 141-143
(traduction française).
[20] F. Duine, Mémento
des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne, Rennes, 1918, p. 31.
[21] D’autant plus que l’écrivain, comme le souligne P.
Flobert, « L’émergence de l’Europe historique et culturelle dans
l’Antiquité tardive », D. Conso, N. Fick et B. Poulle (éd.), Mélanges François Kerlouégan,
Besançon-Paris, 1994, p. 253, « flotte parfois dans l’emploi de citra et ultra mare (Prol. 2 et
II, 11) ».
[22] J.-C. Poulin, « La Vie ancienne de Saint Samson de Dol comme réécriture », p.
290-291.
[23] A.-Y. Bourgès, « Le culte de Colomban en
Bretagne armoricaine : Un saint peut en cacher un autre », E. Destefanis
(éd.), L’Eredità di san Colombano (à
paraître, Rennes, 2017). Toutes ces considérations induisent des controverses
exégétiques aussi intéressantes qu’interminables : voir notamment M.
Coumert, « Le peuplement de l’Armorique : Cornouaille et Domnonée de part
et d’autre de la Manche aux premiers siècles du Moyen Age », M. Coumert et
H. Tétrel (éd.), Histoires des Bretagnes – 1. Les mythes fondateurs, Brest, 2010, p.
15-42. Contra B. Merdrignac, «
Présence et représentations de la Domnonée et de la Cornouaille de part et
d’autre de la Manche », Annales de
Bretagne et des Pays de l’Ouest, 117 (2010), n° 4, p. 83-119.
[24] M. Banniard, CR de l’édition Flobert, Revue des études augustiniennes, 48
(2002), p. 190-191.
[25] J.-C. Poulin, L’hagiographie
bretonne du haut Moyen Âge, p. 315, qui s’interroge (p. 316) : « Est-ce par cette voie que Childebert s’est introduit
dans l’hagiographie bretonne ? ». On voit que Bili en plusieurs endroits de son
hagiographie de Malo fait lui aussi écho
à l’ouvrage concerné de Fortunat (Ibidem, p. 159) ; mais ces
emprunts et ces réminiscences semblent résulter pour une large part d’une
utilisation « discrète » par Bili de la vita contemporaine de Samson (Ibidem,
p. 161), ce qui nous renvoie une nouvelle fois à Dol. L’importance du culte que recevait Pair d’Avranches de
la part du clergé dolois est encore attestée vers 926 par une lettre de Rohbod,
prévôt du chapitre cathédral, au roi Athelstan : les reliques transmises à la
demande de ce grand collectionneur sont celles de Pair et de son maître
Scubilion, ainsi que celles de Sénier, réputé successeur du premier sur le
siège épiscopal d’Avranches. Nous avons affaire à une véritable famille
spirituelle, dont nous pouvons ainsi suivre les destinées sur trois générations
successives.
[26] Ces traditions insulaires sont notamment développées
dans le dossier hagiographique maglorien, à propos duquel on consultera, outre
B. Merdrignac, « La Neustrie/Normandie dans les vies de saints
bretons », J. Quaghebeur et B. Merdrignac (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge. Rivalités, malentendus,
convergences. Actes du colloque de Cerisy, 5-9 octobre 2005, Rennes, 2008,
p. 45-49, le Répertoire déjà cité de
J.-C. Poulin, p. 199-234.
[27] Il n’est pas spécifiquement question d’otage dans le
texte ; mais c’est bien la situation, à l’époque mérovingienne, d’un jeune
prince étranger retenu contre son gré dans le palais royal, sous la protection
et en même temps sous la menace du monarque. Par ailleurs, l’hagiographe n’indique
pas explicitement que Samson et Judual se rendent à Pental ; mais la mission confiée à certains moines de
construire le monastère, comme il est dit,
implique presque nécessairement que Samson ait pris cette décision sur place.
[28] E. Ridel, « Sur la route des Vikings : les
îles anglo-normandes entre Bretagne et Normandie », M. Coumert et Y.
Tranvouez (éd.), Landévennec, les Vikings
et la Bretagne, Brest, 2015, p. 133.
[29] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, I, 2, p.
222 (texte latin), p. 223 (traduction française).
[30] B. Merdrignac, « La Neustrie/Normandie dans les
vies de saints bretons », p. 44.
[31] É. Van Torhoudt, « Les Bretons dans les diocèses
de Coutances et d’Avranches (950-1200 environ) : une approche onomastique de la
question de l’identité », J. Quaghebeur et B. Merdrignac (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge, p.
126.
[32] J.-C. Cassard, Les
Bretons de Nominoë, p. 88.
[33] A. de la Borderie,
Histoire de Bretagne, t. 2, Rennes-Paris, 1898, p. 299. Comme à son habitude
La Borderie, pour renforcer son interprétation, interpole délibérément le texte
en intercalant insulae entre
parenthèses après cui dans sa propre
transcription du passage concerné (Ibidem,
n. 4) : in insula cui nomen est
Angia, quam Brittonum gens incolit, et est adjacens pago Constantino : cui
(insulae) tempore illo præfuit dux, vocabulo Anowarith.
[34] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, I, 2, p. 222 (texte latin), p. 223
(traduction française).
[35] Voir l’article de P. Flobert cité supra n. 21. Cette
acception, « au relent d’insularité », est latente sous la plume de
Colomban dans ses lettres au pape ; elle se retrouve explicitement chez
Isidore de Séville qui, dans ses Etymologies,
traite l’Europe (XIV, 4) au nombre des continents, soigneusement distingués des
îles, parmi lesquelles la Bretagne, Thanet, Thulé, les Orkneys et l’Irlande (XIV,
6, 2-8). A la fin du VIIe siècle, Adomnan, dans sa vita de Colomba (2, 46) oppose l’Europe
continentale (Gaule, Italie, Espagne) aux Iles Britanniques et au IXe
siècle encore, l’hagiographe continental de l’Irlandais Berthuin installé à
Malonne (Belgique), fait dire à l’ange qui transmet au saint sa lettre de mission
divine : Surge […] et concitus proficiscere trans mare
partibus Europae prouintiae Galliae.
[36] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, I, 61, p. 234 (texte latin), p. 235
(traduction française).
[38] J. Le Maho, « Ermitages et monastères bretons
dans la province de Rouen au haut Moyen Âge (VIe-IXe
siècle) », J. Quaghebeur et B. Merdrignac (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge, p. 91-95.
[39] P. Flobert, La
Vie ancienne de saint Samson, p. 223, s’en tient au sens de
« pays ».
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