lundi 10 octobre 2022

Galon, évêque de Léon (vers 1108-vers 1128)

 [Nous envisageons de prolonger jusqu’au milieu du XIIIe siècle le travail plus que centenaire, mais toujours utile, d’André Oheix sur les évêques de Léon aux Xe et XIe siècles : c’est dans ce cadre à venir que doit s’inscrire la présente notule consacrée à un prélat dont la vie et l’œuvre, encore largement plongées dans l’obscurité en raison d’une documentation insuffisante, méritent, comme on le verra, des éclaircissements, même si ce déficit documentaire nous contraint une nouvelle fois à privilégier une démarche de nature hypothético-intuitive].

 

Il faut peut-être parler de célébrité littéraire à propos de l’évêque Galon (Gualo, Galo), qui siégeait à Saint-Pol-de-Léon dans les premières décennies du XIIe siècle, surtout depuis que les recherches de Dominique Poirel ont permis à ce chercheur, s’appuyant sur une série d’arguments à la fois littéraires et linguistiques, de proposer son identification avec l’auteur de plusieurs poèmes, dont un sur la mort de Robert d’Arbrissel[1]. Les conclusions de Poirel, au demeurant fort prudentes, ont ainsi ouvert de larges perspectives sur l’attribution de divers autres textes à celui qui pourrait bien avoir été l’évêque de Léon[2], lequel, cependant, ne se désigne explicitement comme tel qu’en une seule occasion[3] ; mais si la personnalité d’un écrivain peut être effectivement approchée en interrogeant son œuvre, même restituée de manière hypothétique, –  les historiens trouveront-ils eux aussi en la matière de quoi nourrir leurs propres conjectures ? C’est la démonstration tentée par Cyprien Henry qui, resituant dans le contexte de l’épiscopat breton de l’époque les quelques vers adressés par un certain « Galon à un évêque, le successeur de son oncle » (Gualo, ad episcopum successorem patrui sui), a mobilisé sur la question des origines de l’évêque de Léon les ressources d’une érudition impeccable[4] ; démonstration venue à son tour nourrir la réflexion de George T. Beech, dans une étude spécifique étendue à la vie et la carrière du personnage[5]. 

 

Du point de vue strictement factuel, les sources, au premier chef le cartulaire de Saint-Gondon[6], petit établissement dépendant de Saint-Florent de Saumur, nous apprennent que Galon, d’abord moine dans la grande abbaye ligérienne, passa à Saint-Gondon, dont il devint, sans doute au tournant des XIe-XIIe siècles, le prieur ; enfin, tout en restant moine du lieu, il fut revêtu de la dignité d’évêque de Léon, dont on le voit exciper pour la première fois dans un acte de 1108[7]. Galon contribue à la défense des intérêts de son diocèse, par exemple en s’accordant avec son voisin de Tréguier, Raoul,  pour confirmer en 1128, dans le respect de leurs droits épiscopaux respectifs, une donation du vicomte de Léon aux moines de Marmoutier[8] ; mais il apparaît avant tout comme un prélat « politique » : arbitrant habilement son soutien entre les métropoles de Dol et de Tours[9], – très souvent en déplacement, au gré des conciles provinciaux, où il participe à l’élaboration des sentences prononcées par le légat du pape[10], Girard d’Angoulême, avec lequel il semble avoir entretenu des relations privilégiées, – agissant lui-même au concile du Latran de 1112 en tant que légat des archevêques de Bourges et de Vienne[11], là encore, apparemment, sur la base d’un réseautage ancien et solide. Cette dimension politique était déjà présente au temps où il était associé aux discussions litigieuses entre Saint-Florent, la maison comtale de Blois et les moines de Vierzon au sujet du prieuré de Gondon[12]. Au reste, longtemps après son élévation à l’épiscopat, il a continué de se revendiquer moine de Saint-Florent. C’est d’ailleurs es-qualités, outre celle d’évêque, qu’il figure dans l’un des rares actes le concernant passés en Bretagne, vers 1116-1120, et relatif à des biens donnés à l’abbaye ligérienne, dont il reçoit la tradition par le manche d’un couteau (cum manubrio cultri per manum Galonis episcopi)[13] :  il s’agit des biens constitutifs du prieuré Saint-Nicolas-des-Eaux, en Pluméliau, situé donc, non pas dans le diocèse de Léon, mais dans celui de Vannes ; cependant, l’acte de concession « officielle » par l’ordinaire du lieu, Morvan, adressée à Galon (Morvanus, Dei gratia Venetensis episcopus, dilectissimo et venerabili fratri Galoni, Leonensi episcopo in perpetuum), localise les biens concernés dans un vicus appelé Hereditas Sancti Hilduti[14], dont le nom pourrait d’ailleurs être le marqueur d’une dévotion d’origine léonarde[15].

 

Galon était-il breton ? La réponse est clairement « oui », si l’on suit ce qu’en a écrit Henry : plus précisément, il serait originaire du Porhoët, issu du prestigieux lignage des vicomtes de Rennes et son oncle évêque aurait été en l’occurrence Maingui, qui occupa le siège de Vannes au dernier tiers du XIe siècle.  Henry a développé une argumentation solide au soutien de son hypothèse, dont voici le résumé par ce chercheur :

« La fondation du prieuré Saint-Nicolas-des-Eaux, en Pluméliau, bien que documentée par deux actes copiés au livre blanc de son abbaye-mère, Saint-Florent de Saumur, reste en partie obscure, tant quant au déroulé exact des événements qu'aux motivations profondes qui ont amené à cette fondation, très excentrée par rapport aux autres prieurés de Saint-Florent en Bretagne. Une lecture serrée de ces deux actes et leur confrontation à d'autres actes contemporains concernant la même région permet de supposer qu'existait à l'actuel emplacement de Saint-Nicolas un minihi placé sous l'invocation de saint Ildut, situé sur le point où la voie romaine de Vannes à Carhaix passe le Blavet ; sous l'influence ou la pression de Galon, évêque de Léon et supposé être cousin du vicomte Alain de Castennec, cadet de la famille des vicomtes de Porhoët, les propriétaires laïcs de cette terre l'ont vraisemblablement donnée à Saint-Florent, abbaye où Galon a commencé sa carrière ecclésiastique, pour constituer un prieuré inclus dans le pôle castral de Castennec alors en construction ».

 

La question n’est cependant pas tranchée, eu égard notamment aux différents homonymes et contemporains de l’évêque de Léon, et doit donc faire écho à d’autres hypothèses ; écartant celles qui peuvent résulter d’une datation approximative, car il a également existé à des époques plus anciennes ou plus récentes des personnages nommés Galon, nécessairement distincts de celui qui nous intéresse[16], nous en retiendrons seulement deux, attendu que la première d’entre elles, la plus radicale, résulte d’une élévation au carré, puis au cube :

1)     Cette première hypothèse préconise que l’auteur des vers adressés ad episcopum successorem patrui sui, n’était pas Galon de Léon, ni même un Breton[17], mais un autre lettré de ce nom, dont plusieurs textes ont été conservés, malgré l’oubli dans lequel est tombé cet écrivain.

12) Ce pourrait être Galon, professeur à Paris, dont les démêlés avec l’évêque du lieu, Etienne de Senlis, ont quelque peu occulté sa renommée de « logicien » (sophista) et de poète, à laquelle font pourtant écho deux témoignages contemporains qui l’associent à un certain Terricus, sans doute Thierry de Chartres[18] ; les arguties et démonstrations auxquelles il avait recours, ses « gualodicées »[19], sont mentionnées dans une lettre adressée en 1149 par l’abbé Wibald de Stavelot à Manegold de Paderborn[20]. Si l’on retient la suggestion de Robert-Henri Bautier[21], ce Galon était peut-être le même qu’un chanoine de Beauvais homonyme, attesté aux années 1106-1114 : il aurait ainsi partagé son origine beauvaisienne avec un autre Galon, élu en 1101 à l’évêché du lieu, mais qui, empêché par la volonté royale de prendre possession de son siège, accéda finalement en 1104 à celui de Paris[22], sur lequel il mourut en 1116.

13) Ces conjonctions de nom, de temps et de lieu sont de nature à suggérer que notre personnage, membre du chapitre de Beauvais, avait pu être appelé, sous l’épiscopat de son parent et homonyme (parrain ?), peut-être même par ce dernier, pour prendre la direction des écoles parisiennes : les vers composés à l’intention du successeur de son oncle évêque s’adresseraient ainsi à l’évêque Girbert, qui occupa le siège de Paris de 1116 à 1123. C’est, comme on le voit, revenir à l’hypothèse formulée autrefois par Antoine Beaugendre[23], mais sans suivre cet auteur à propos de son attribution fallacieuse de la pièce concernée à Hildebert de Lavardin, déjà dénoncée en son temps par Barthélemy Hauréau[24].

 2)     A l’exact opposé de l’hypothèse précédente, on peut considérer que le poème adressé au successeur de son oncle par un nommé Galon est effectivement une composition de l’évêque de Léon ; mais, plutôt qu’un détour par la lignée épiscopale de Vannes, on envisagera plutôt la possibilité que le prélat destinataire était celui qui, avant Galon, a pu  succéder à Omnes sur le siège de Léon, comme la chronologie l’autorise : en effet, la carrière épiscopale d’Omnes, débutée avant 1038, n’a pas dû se prolonger beaucoup au-delà de 1081/1084 et, ainsi que nous l’avons dit, l’épiscopat de Galon n’est pas attesté avant 1108, ce qui détermine un intervalle d’un quart de siècle environ pendant lequel un autre prélat au moins a pu occuper le siège de Léon. Le contexte breton de l’époque, – où l’on peut constater, jusqu’au début du XIIe siècle, l’existence à Quimper et à Nantes de dynasties épiscopales issues de la maison de Cornouaille, que l’accession de cette dernière à la couronne ducale de Bretagne avait évidemment renforcées, – aurait ainsi permis au moine de Saint-Florent, grâce à l’influence accrue des protecteurs de sa famille, de « récupérer » le siège de Léon particulièrement stratégique, à la fois pour la nouvelle dynastie ducale afin de contrôler les puissants et turbulents vicomtes locaux, mais aussi au point de vue de la réforme ecclésiastique en cours[25].

 En formulant les deux hypothèses ci-dessus, au surplus d’avoir rappelé celle, très séduisante, développée avec finesse par Henry, nous espérons contribuer à nourrir la discussion sur des questions qui dépassent largement le seul cas de Galon et s’inscrivent dans le cadre des recherches consacrées à une époque dont on n’a pas fini de mesurer l’importance du point de vue de l’historiographie médiévale.

 

André-Yves Bourgès



[1] Dominique Poirel, « Poème sur la mort de Robert d’Arbrissel », Jacques Dalarun, Geneviève Giordanengo, Armelle Le Huërou, Jean Longère, Dominique Poirel, Bruce L. Venarde, Les deux vies de Robert d'Arbrissel, fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages. The Two Lives of Robert of Arbrissel, Founder of Fontevraud. Legends, Writings, and Testimonies, Turnhout, 2006, p. 594-599.

[2] Ibidem, p. 599 : « Pour décrire plus avant sa personnalité littéraire, il conviendrait d’établir la liste de ses écrits. Or, au XIIe siècle plusieurs poèmes sont à divers titres imputables à des auteurs de ce nom. Critiquer leur attribution à notre évêque dépasserait les limites de cette introduction. On se bornera à signaler que l’un d’eux – une satire contre les moines simoniaques, attribuée dans trois manuscrits anglais à un ‘’Gualo Brito’’ – est composée de dactyli tripertiti, systématisant ainsi une pratique remarquable de notre poème ».

[3] Ibid., n. 53 : « Dans le même registre [ms Tours, Bibliothèque municipale, 890], deux hexamètres léonins, où l’auteur se désigne plus précisément comme ‘’Galon de Léon’’, enjoignent aux ‘’Romains’’ de ne pas servir les choses profanes : ‘’Galo Leonensis, cui sanctus Spiritus ensis,/Mandat Romanis numquam servire profanis’’, Tours, BM, 890 (XIIe siècle), f. 41r, éd. WILMART, ‘’Le florilège de Saint-Gatien...’’, p. 29, n° 154 ».

[4] Cyprien Henry, « Aux origines de Saint-Nicolas-des-Eaux : enjeux féodaux et ecclésiaux autour de la fondation d'un prieuré (première moitié du XIIe siècle) », Bulletin de la société polymathique du Morbihan, 140 (2014), p. 155-175.

[5] George T. Beech, « A Previously Unknown Loire Valley Monk (Saumur), Poet, and Bishop in Brittany, Galo (+ 1129) », Francia, 46 (2019), p. 49-75.

[6] Paul Marchegay (éd.), Cartulaire du prieuré bénédictin de Saint-Gondon-sur-Loire 866-1172. Tiré des archives de l’abbaye de Saint-Florent près Saumur, Les Roches-Baritaud, 1879, p. 28-29, ch. n°10 ; 30-31, ch. n°11 ; 41-42, ch. n°20 ; 43, ch. n°22 ; 44, ch. n°23 ; 45-47, ch. n°24 ; 47-48, ch. n°25 ; 49, ch. n°26 ; 50, ch. n°27 ; 50-51, ch. n°28 ; 52-53, ch. n°29.

[7] Ibidem, p. 51.

[9] Ces deux sièges, en conflit pour exercer le métropolitanat ecclésiastique sur la Bretagne, étaient respectivement à l’époque occupés par Baudri de Bourgueil et Hildebert de Lavardin qui, l’un et l’autre, ont appartenu au réseau littéraire du poète Galon, qu’il fût ou non notre prélat.

[10] Henri Guillaume Maratu, Girard, évêque d’Angoulême, légat du Saint-Siège (vers 1060-1136), Angoulême, 1866, p. 253-256.

[11] G. T. Beech, « A Previously Unknown Monk », p. 62 et n. 47.

[12] P. Marchegay (éd.), Cartulaire de Saint-Gondon-sur-Loire…, p. 29 et 31.

[13] C. Henry, ‘’Cujus diocesis, ejus diplomatica’’ ? Pouvoirs diocésains et diversité des pratiques d’écrit diplomatique en Bretagne 990-1215, thèse de doctorat sous la direction de Laurent Morelle, Paris, École doctorale de l’École pratique des hautes études, janvier 2018, vol. 2, t. 2, p. 2233-2234.

[14] Ibidem, p. 2033.

[15] Comme le souligne loyalement Henry dans son article.

[17] D’ailleurs, malgré son homophonie avec l’une des formes mutées du mot breton kalon, « cœur », l’anthroponyme Galo < Gualo < Walo appartient tout autant au domaine du germanique que du celtique, remontant probablement à une racine verbale indo-européenne *welh. Quoi qu’il en soit, la répartition de ce nom en France au Moyen Âge central couvrait une aire géographique très étendue, principalement dans le nord du royaume.

[18] Edouard Jauneau, « Note sur l’école de Chartres », Mémoires des Sociétés archéologiques d’Eure-et-Loir, 23 (1964-1968), p. 13 et n. 75. L’un de ces deux textes est sorti de la plume d’Alexandre Neckam, qui associe en outre Terricus et Gualo à Gilbert de la Porée, Albéric de Reims et Pierre Abélard, lesquels n’étaient assurément pas de petits compagnons.

[19] Jean Meyers, « Une leçon rhétorique d'ironie dans la correspondance de Wibald de Stavelot (Ep. 167) », Latomus - Revue d'études latines, 67 (2008), n°2, p. 447.

[20] Philippe Jaffé (éd.), Monumenta Corbeiensia, Berlin, 1864, p. 283 : Argutias et sophisticas conclusiunculas, quas gualidicas, a quodam Gualone vocant, nec excercebis superbe, nec contemnes penitus.

[21] Robert-Henri Bautier, « Paris au temps d’Abélard », Abélard en son temps. Actes du colloque international organisé à l’occasion du 9e centenaire de la naissance de Pierre Abélard (14-19 mai 1979), Paris, 1981, p. 66-67.

[22] Bernard Monod, « L’Église et l’État au XIIe siècle L’élection épiscopale de Beauvais de 1100 à 1104 Etienne de Garlande et Galon », Mémoires de la Société académique d’archéologie, sciences et arts du département de l’Oise, 19 (1904), p. 53-74.

[23] Antoine Beaugendre (éd.), Venerabilis Hildeberti primo Cenomanensis episcopi deinde Turonensis archiepiscopi Opera omnia tam edita quam inedita, Paris, 1708, col. 1325 (et note c).

[24] Barthélemy Hauréau, Les Mélanges poétiques d'Hildebert de Lavardin, Paris, 1882, p. 31-32.

[25] Ce népotisme épiscopal n’est apparemment pas entré en collision avec la réforme dite grégorienne, dont à bien des égards les comtes de Cornouaille, devenus ducs de Bretagne, ont été les artisans actifs dans leur principauté : voir A.-Y. Bourgès, « Propagande ducale, réforme grégorienne et renouveau monastique : la production hagiographique en Bretagne sous les ducs de la maison de Cornouaille », Joëlle Quaghebeur et Sylvain Soleil [dir.], Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l'Europe de l'Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, Rennes, 2010, p. 145-166.

 

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