dimanche 16 mars 2025

Réfugiés, envahisseurs ou colons ? Les Bretons insulaires sur le continent

 [Le texte ci-dessous reprend et développe la communication orale donnée à Perros-Guirec le 15 mars 2025 dans le cadre des manifestations associées au « Mois celtique »].

 

Evoquant « les sciences historiques, petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être faites », Renan faisait en 1881 le constat pessimiste que l’historien consacrait son temps et ses efforts à

« … un genre de recherches qui ne s’imposera jamais et restera toujours à l’état d’intéressantes considérations sur une réalité à jamais disparue » [1].

Comment définir en effet la démarche de recherche sur le passé ? Si celle-ci ne se réduit pas à tenter de saisir et d’organiser la mémoire des hommes, faire travail d’historien, c’est d’abord, de mon point de vue, souligner la place essentielle occupée par l’ordonnance des faits,

« … tant on admet, considérant le temps comme le ‘’principal acteur de l’histoire’’, que la chronologie est le premier geste du travail historiographique »[2].

Faire travail d’historien, c’est ensuite s’efforcer d’établir sur des bases solides les faits en question, quelles qu’en soient la nature (politique, sociale, économique, culturelle, religieuse, etc.) et la dimension (structurelle, conjoncturelle, événementielle) ; l’historien a recours, à cette occasion, à des sources documentaires, plus ou moins directes, sans lesquelles son travail s’avère impossible à exécuter :

« C’est parce qu’un objet historique a existé qu’il existe des sources qui en témoignent, mais pour l’historien, c’est parce que des sources existent que l’objet peut exister. Sans sources, pas d’objet, pas de temps, pas d’historien »[3].

En outre ce dernier doit s’efforcer de déterminer autant que faire se peut l’époque de production des sources :

« Dans sa pratique, l’historien doit en premier lieu réfléchir au temps des sources. Le temps des sources, c’est avant tout leur datation »[4].

Enfin, il lui appartient de découvrir le contexte dans lequel cette documentation a été produite et, après un travail approfondi de critique, de la « qualifier ».

 

Avant-Propos

L’historien au travail

 

Je compte donc donner, en préalable à mon propos, une grande place aux rapports que l’historien entretient avec les sources. En insistant sur cette dimension, il n’est pas dans mon intention de décrire l’historien comme devant rester enfermé dans son cabinet de travail, compulsant sa documentation avec la frénésie taxinomique de l’érudit, incapable de prendre la pleine mesure de telle ou telle problématique plus large : il s’agit plutôt de rappeler combien le travail d’érudition, qui s’attache à débrouiller les questions de sources pour faciliter leur usage par les historiens, mérite la reconnaissance de ces derniers.

 

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Les sources

L’historien, en particulier le médiéviste, privilégie principalement le recours aux sources écrites, quels que soient leurs supports, leurs formes et leurs contenus : à côté des monuments proprement littéraires, le matériau disponible s’étend désormais à tous les textes, même les moindres, de tout genre et de toute nature. Comme l’a dit Pierre Toubert, « tout est document » pour le médiéviste qui, désormais, profitant de l’élargissement du concept de « littérature grise », scrute et interroge, selon des grilles de lecture spécifiquement élaborées, l’ensemble des vestiges écrits de l’époque médiévale, au-delà même de ce que Mallarmé avait autrefois désigné « l’universel reportage ».  

Pour autant continue de se poser la question de l’authenticité des documents, qui nécessite de vérifier s’ils n’ont pas été modifiés, – parfois involontairement, – ou falsifiés, ou même fabriqués. En tout état de cause, il n’existe parfois pas d’autre possibilité pour l’historien, en cas de disette documentaire, que de « faire confiance à des faux »[5] ; mais il s’agit évidemment d’une confiance mesurée, fondée sur un examen critique, qui laisse le moins de place possible au doute. Il faut en outre admettre que l’authenticité d’un texte ne garantit pas sa véridicité et moins encore sa sincérité ; pour être établies, au moins de manière « relative », celles-ci nécessitent une approche spécifique, plus fine et plus empathique.

           

L’ensemble de la masse documentaire est conservé sur des supports très divers, plus ou moins favorables à sa conservation.  A cet égard, l’épigraphie peut sembler, dans l’absolu, avantagée eu égard à la solidité qui caractérise certaines matières dures utilisées comme support En réalité, il faut bien avoir présent à l’esprit que, depuis toujours, c’est avant tout l’intérêt que leur portent les hommes qui conditionne la pérennité des productions de l’esprit humain et permet d’en conserver les traces. Ainsi, s’agissant des textes de l’Antiquité, la plupart nous sont connus uniquement par des manuscrits tardifs, certains de la fin du Moyen Âge, ayant pris le relais de copies antérieures, elles-mêmes transcrites à partir de manuscrits plus anciens encore. La destinée de ces textes, en ce qu’elle révèle les choix de ceux qui les ont transmis, est parfois plus intéressante à connaître que leur lettre même.

Les problèmes de conservation et de transmission se posent également, peut-être même de manière plus aigüe, à l’ère numérique : de l’incommensurable quantité de textes de nature et de valeur diverses qui, avant ou après avoir circulé sur Internet, encombrent les data center, seuls ceux qui sont stockés sur un support fiable pourront en effet être mis à la disposition des historiens dans le futur, pour autant du moins que des copies de ces données auront été effectuées à des fréquences suffisantes en fonction de la durée de vie des supports concernés, au demeurant infiniment plus courte que celle  du papier.

 

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L’enquête

Dire et répéter que les sources écrites, abordées directement, quand c’est possible, sur les manuscrits qui les ont conservées, plus souvent au travers des éditions des textes concernés, du moins quand ces éditions existent, ou parfois même par le biais de sources secondaires, quand manuscrits et éditions sont inaccessibles à l’historien, – constituent le matériau de base de l’historien, ce n’est évidemment pas faire fi de l’apport de ce que l’on appelait autrefois les « sciences auxiliaires » de l’histoire, « sciences annexes » dirait-on mieux aujourd’hui, parfois même, de manière un peu excessive, me semble-t-il, « sciences fondamentales ». Leur importance a toujours été considérable :  comment le médiéviste pourrait-il travailler sans l’érudition des codicologues, des paléographes et des diplomatistes, dont les recherches et les travaux portent justement sur les supports, les formes et les contenus des manuscrits ? On voit aussi que les historiens de l’art peuvent bénéficier de l’apport de la documentation écrite : en compulsant les comptes d’une communauté, ou ceux de la maison d’un prince, par exemple, voilà que leur est soudain révélé l’époque d’une production artistique, parfois même sa date certaine ; plus encore, un tel document peut à l’occasion leur faire connaitre, ou du moins supposer avec quelque vraisemblance, les motivations du commanditaire et les circonstances de la commande, ce que l’examen attentif de l’œuvre, quelle que soit par ailleurs la manière dont le talent de l’artiste s’y sera exprimé, n’aurait pu leur apprendre.

Comment le toponymiste, par exemple, pourrait-il travailler efficacement si lui faisaient défaut les formes anciennes des noms de lieux qui, en l’absence de tout autre procédé d’enregistrement, sont nécessairement conservées dans des sources écrites ? Il n’est pas jusqu’à l’archéologue, qui ne soit lui-même concerné par le recours à la documentation écrite :  en effet, imagine-t-on un seul instant qu’il puisse établir des faits sans avoir jamais recours aux textes et d’abord à ceux qui pourraient lui être livrés par l’épigraphie, quand bien même cet apport, ainsi qu’on l’a vu, est souvent jugé à première vue modeste ? Ainsi, par exemple les différents écrits sur tablettes de bois et de cire, des Ier-IIe siècles, notamment des échanges de correspondance, trouvés dans les ruines de la forteresse romaine de Vindolanda (Chesterholm), près du mur d’Hadrien[6], ont-ils permis, par leur caractère anecdotique même, d’éclairer, voire d’interpréter les autres découvertes archéologiques intervenues sur le site[7].

 

Les sources ne constituent pas seulement le matériau brut dont se sert l’historien : celui-ci établit avec elles un type de rapport particulier qui conditionne sa démarche de chercheur et les formes qu’elle peut revêtir, depuis l’érudition pure jusqu’au dédain complet. Plus encore, c’est la fréquentation assidue des sources, sans hiérarchisation préalable, qui est souvent à l’origine même de la problématique à laquelle va s’intéresser l’historien et qui va l’orienter dans son travail d’enquête ; d’autant qu’il peut espérer obtenir plus de leur fréquentation, s’il parvient à substituer à une forme d’interrogatoire proche de celle du policier ou du juge d’instruction, un questionnement plus subtil, qui emprunte certains de ses concepts et de ses outils à d’autres sciences humaines et sociales : il s’agit en l’occurrence de reconnaître la source concernée pour ce qu’elle est, non pour ce qu’on voudrait qu’elle soit, même en dépit de sa proximité éventuelle avec une source de nature différente, –  une vie de saint par exemple n’est pas une charte de fondation d’un monastère et réciproquement, même si l’une et l’autre peuvent s’emprunter des détails communs, voire à l’occasion des passages entiers de leur texte respectif, – et, conséquemment, d’adapter délicatement pour chaque type de source en général et pour chaque source en particulier le questionnement systématique (QQCOQP[8]) auquel on souhaite procéder. Au-delà de ces démarches moindrement intrusives, dans lesquelles l’empathie joue un rôle très important, il faut bien reconnaître qu’on ne se débarrasse pas facilement de ses anciennes habitudes d’enquêteur (inquisitor) et des techniques qui vont de pair, parfois brutales, mais souvent efficaces.

 

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En résumé, sans prétendre à l’exhaustivité, ni à l’universalité, un vade-mecum de l’historien pourrait contenir les prescriptions suivantes : 

1) Toujours indiquer, dater, contextualiser et qualifier (critiquer) les sources utilisées.

2) Faire émerger des problématiques en fonction de la démarche historienne retenue et de son rapport avec les sources.

3) Formuler des hypothèses, les combiner en système ; mais se méfier de l’esprit de système.

4) Intégrer l’apport de la recherche historiographique et de la réflexion épistémologique dans ses propres recherches ; mais se méfier des effets de mode.

5) Prendre en compte la dimension idéologique que revêt toute tentative de reconstitution du passé.

6) Enfin, ne jamais oublier que l’enquête s’avère souvent plus intéressante et enrichissante que ses résultats, pour autant que l’on conserve à l’égard de l’enquêteur une disposition d’esprit critique, à l’instar de ce que disait Georges Duby sur

« la nécessité d’observer l’observateur lui-même, de savoir ce qu’il croit, ce qu’il craint, de faire l’histoire des historiens »[9].

Et, si l’on est soi-même l’observateur, ne pas hésiter à s’auto-saisir, à observer sa proche démarche et, de questionneur, devenir questionné.

 

1ère partie

Naissance d’une autre Bretagne sur le continent 

 

Il s’agit de préciser l’époque et les circonstances dans lesquelles la partie occidentale de la péninsule armoricaine a finalement reçu à partir du dernier quart du VIe siècle le nom de Bretagne, en lien probable avec l’établissement sur place de Bretons issus de populations insulaires. Or, dans ce cas précis, le contraste est saisissant entre la nécessité primordiale et impérieuse pour l’historien de disposer de sources afin de pouvoir travailler et l’extrême rareté de ces dernières.

Pour autant ces « âges sombres » de la documentation ont une réalité particulière, car ils correspondent sensiblement à l’époque, qui a connu de nombreux mouvements de populations à travers l’Europe ; mouvements qui, plus ou moins encouragés, favorisés ou, au contraire, empêchés par les autorités romaines, avec des résultats inégaux, se présentent à première vue comme une « sorte de mouvement brownien »[10] . Ces phénomènes, longtemps appelés, en particulier par l’historiographie française, « invasions barbares » ou encore « grandes invasions », – même si leur importance numérique n’est pas véritablement connue, – doivent être étudiés selon les causes et les effets propres à chacun sur la base des sources afférentes, mais en dehors des approches idéologiques dont celles-ci ont fait depuis longtemps l’objet et qui, à partir du XIXe siècle, ont durablement vicié le débat historiographique.

 

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L’Armorique et la péninsule armoricaine

Nous ignorons le nom que portait à l’origine le territoire de l’actuelle Bretagne : en tout état de cause, il vaut mieux avoir recours pour le désigner à l’appellation « péninsule armoricaine » plutôt qu’au terme « Armorique », car, à l’époque, les deux ne coïncidaient pas de manière absolue : pour faire court, je dirai que si l’ouest péninsulaire a évidemment toujours fait partie de l’Armorique, cette dernière a longtemps recouvert un espace bien plus vaste que la seule péninsule armoricaine.

Notre plus ancien témoignage sur la géographie régionale est le récit, relayé par Strabon, du voyage du massaliote Pytheas, vers 380-360 avant notre ère :  le mot « Armorique » n’y figure pas, mais, en même temps que  le cap Kabaïon et Oukisamè (Ouessant ou bien une des îles Scilly), il y est question du peuple des Ostim(i)oi, vraisemblablement les mêmes que les Osismii de César, dont le nom doit s’interpréter les « Plus lointains », voire les « Ultimes », en conformité avec leur situation géographique. Il s’agit donc des premiers Armoricains à être cités dans la documentation écrite ; mais ils sont également les premiers à ne plus l’être, approximativement lorsque les Bretons insulaires se sont établis dans les mêmes parages. Cependant, cette occultation ne signifie évidemment que la population concernée a alors disparu, comme voulaient le croire ceux qui imaginaient sa réapparition au VIe siècle au sein d’un vaste pagus Oximensis centré autour de Sées[11].

Au Ier siècle avant notre ère, César et, un peu plus tard, Pline nous donnent une liste des différents peuples dont les territoires formaient  l’Armorique « large », dont il vient d’être question, laquelle connaîtra son ultime avatar à la fin de l’Empire romain avec le Tractus armoricanus, organisation territoriale à vocation politico-militaire placée sous le commandement d’un « duc » (Dux tractus Armoricani) : comme l’attestent ses points d’appui, cette entité couvrait une partie du littoral depuis l’estuaire de la Seine jusqu’à celui de la Gironde ;  et, sous son nom complet de Tractus armoricanus et nervicanus, elle s’étendait assez largement à l’intérieur de cinq provinces de la Gaule (les Aquitaines I et II, la Sénonaise et les Lyonnaises II et III).

Les noms « Armorique », Ar(e)morica, et « Armoricains », Ar(e)morici, apparaissent à différentes reprises, parfois avec en relation avec les troubles politiques et sociaux qui ont secoué la Gaule, plus particulièrement au Ve siècle[12], sous la plume de plusieurs auteurs de Bas-Empire (Ausone, Eutrope, Rutilius Namatius, Orose, Merobaudes, Hydace, Constance de Lyon et Sidoine Apollinaire).

« Un réexamen des sources montre qu’il faut distinguer deux phénomènes distincts : des révoltes récurrentes en Armorique, qui ont impliqué des notables locaux dans les années 409-416, 435-437 et 442-445, et des troubles sociaux ponctuels, assimilés à une révolte servile, qui ont touché la Gaule dans son ensemble en 435-437 »[13].

Ainsi l’historien byzantin Zosime (second quart du VIe siècle), dans son compte-rendu sommaire des événements de 409, rapporte que

« L’Armorique et plusieurs provinces de Gaule, faisant comme les Bretons [insulaires], se délivrèrent de la même manière, chassant les fonctionnaires romains et établissant chez elles, le gouvernement qui leur convenait »[14].

Prenons bien garde cependant qu’il ne s’agit pas d’une rupture avec l’Empire, mais avec un usurpateur du trône impérial, Constantin, et donc avec l’administration mise en place par ce dernier. D’ailleurs Sozomène, qui lui est un contemporain de ces événements, indique que les troupes barbares levées par Constantin furent finalement battues par celles de l’empereur légitime Honorius ; et, ajoute-t-il

« … à partir de ce moment toute la contrée rentra sous l’autorité d’Honorius et obéit à ses fonctionnaires » [15].

 De plus, chez un autre auteur byzantin, Procope de Césarée, qui écrivait vers 550, figure la mention d’un peuple nommé « Arborykhes » (Arboruchoi), présentés comme les voisins des Francs et qui auraient favorablement accueilli les propositions de ces derniers de s’allier avec eux, car « ils étaient chrétiens les uns et les autres »[16] ; ce qui permet de dater une telle alliance, si elle a bien eu lieu, au plus tôt à l’époque de la conversion de Clovis (vers 500).

 

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Vers les années 570-580, l’éloge de Félix, évêque de Nantes, par son ami le poète Venance Fortunat, évêque de Poitiers, fait encore allusion à l’Armorique :

« Bien que l'Armorique soit située la dernière sur l’orbe/On doit la regarder comme la première, rapport au mérite de Félix » (Ultima sit quamvis regio Armoricus in orbe/Felicis merito cernitur esse prior) [17],

Mais cette formulation semble attester le début d’un repli relatif de ce territoire vers l’ouest, à l’instar de ce que suggère également un des canons adoptés lors du concile provincial de la Lyonnaise Troisième tenu à Tours en 567 :  

 « Que nul ne s’avise d’ordonner évêque en Armorique un Breton ou un Romain sans le consentement ou les lettres du métropolitain ou des comprovinciaux » (ne quis Brittanum aut Romanum in Armorico sine metropolis aut comprovincialium voluntate vel literis episcopum ordinare praesumat).

On observe à l’inverse, toujours sous la plume de Venance Fortunat, la localisation « de Bretagne » ou « en Bretagne » qui s’applique, au moins en partie, à la « cité » (civitas) de Rennes, ce qui est peut-être le constat de l’expansion bretonne vers l’est, dont nous trouvons l’indication chez Grégoire de Tours.

En tout état de cause, le processus de réservation du nom « Armorique » à la Bretagne était achevé au IXe siècle, au moins chez les écrivains bretons, comme il se voit avec les hagiographes du monastère de Landévennec, qu’il s’agisse de Wrdisten, auteur de la vita de Guénolé, ou de Wrmonoc, auteur de celle de Paul Aurélien.

 

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Les Bretons insulaires sur le continent

Il est très important de noter, pour la suite du propos que les Bretons insulaires présentaient, une triple originalité : d’abord, en raison de leur citoyenneté romaine, ils ne peuvent pas être considérés comme des Barbares au sens strict du terme ; ensuite, parce que contrairement à la plupart de ces derniers qui, lorsqu’ils n’étaient pas païens, pratiquaient l’arianisme, ils professaient la religion officielle de l’Empire, le catholicisme. Enfin, et précisément en dépit de cette double caractéristique qui les a conduit à se revendiquer romain et à se comporter comme tels jusque très tard, les Bretons insulaires ont majoritairement continué à parler leur langue maternelle : celle-ci est aujourd’hui rangée par les philologues et les linguistes dans le « groupe gallo-brittonique », à l’instar du gaulois dont elle était si proche qu’ « il restera toujours difficile de faire un partage exact entre ce qui, dans le breton, est brittonique et ce qui est gaulois »[18]. Telle était la situation à l’époque de la naissance de la Bretagne continentale.

Voici donc rapidement caractérisés ceux dont nous cherchons à connaître les circonstances de l’installation sur le continent.

« On aurait pu espérer », écrivait en 1969 Pierre Riché, « que, malgré l’indigence des sources qui caractérise le haut Moyen Âge, un tel événement aurait été consigné dans les annales de l’époque. Il n’en est rien, et c’est mystérieusement que les Bretons insulaires prennent pied sur la terre armoricaine, ou du moins sur une partie de cette terre » [19].

Ce constat reste d’autant plus d’actualité que le corpus des documents écrits de l’époque n’a pas connu d’accroissement depuis le dernier demi-siècle, même si les historiens d’aujourd’hui, comme il a été dit, espèrent simplement mieux les lire, les comprendre et les interpréter. Quant aux documents de nature archéologique, ils n’apportent pas de meilleure réponse :

« Il faut admettre », écrit ainsi Patrick Galliou, l’un des meilleurs connaisseurs de la question, « que les migrants bretons sont encore archéologiquement invisibles » [20].

Pour d’autres spécialistes, plus optimistes, « une césure semble exister à partir du VIe siècle » :

« Les études de sites et de mobilier permettent de cerner deux grandes zones, de part et d’autre d’une ligne allant de Saint-Brieuc à Vannes. Côté est, l’influence franque est nette, tandis qu’à l’ouest, c’est l’ascendant breton qui prévaut, même s’il n’est pas exclusif »[21].

 

Quoi qu’il en soit, il existe donc un risque important de surinterprétation de la rare documentation existante : « se fonder sur l’absence d'indices pour conclure à l’existence du fait originel »[22] ; échafauder le raisonnement sur « un ensemble de silences significatifs »[23] ; ou, à l’inverse, être tenté de conclure de l'absence de preuve la preuve de l'absence. Si refuser de formuler des hypothèses, même hardies, c’est renoncer par avance à participer aux efforts de la recherche, tout système d’hypothèses relatif à la situation dans la péninsule armoricaine au VIe siècle nécessite que ses fondations reposent sur un apport documentaire, même modeste, à chercher dans la petite bibliothèque des sources directes contemporaines :

1°) Des sources narratives d’abord (histoires et chroniques) : les Dix livres d’histoire de Grégoire de Tours et la Chronique de Marius d’Avenches[24].

2°) Des sources diplomatiques ensuite (actes épiscopaux, documents conciliaires) : la lettre adressée à deux prêtres aux noms bien bretons, Lovocat et Catihern, par les évêques de Tours, Rennes et Angers (509 X 521) ; les lettres synodales et les canons des conciles provinciaux de Vannes (vers 465), d’Orléans (511), de Tours (561) et de Paris (561/562).

 3°) Des sources littéraires enfin : les œuvres hagiographiques de Grégoire de Tours et celles de Venance Fortunat, ainsi que les poèmes de ce dernier auteur. Nous avons croisé rapidement ces deux écrivains , qui ont essentiellement travaillé dans le dernier quart du VIe siècle : Venance Fortunat, ami de l’évêque Félix de Nantes, comme il a été dit, nous permet de mieux connaître la personnalité de ce prélat dont il signale, malheureusement sans donner de détails, les interventions dans les affaires bretonnes ; mais c’est Grégoire qui nous informe avec le plus de précision sur les événements politiques intervenus de son temps en « Bretagne » (Britannia), c’est-à-dire, selon ce qu’il en dit, dans la « région » (regio) située à l’ouest des « cités » (civitates) de Rennes et de Nantes : une sorte d’espace géo-culturel où, indique-t-il, vivaient ces « Bretons » (Britanni), dont il donne les noms de plusieurs chefs et, pour certains d’entre eux, évoque leur « royaume » (regnum).

 

Installés à l’origine sur un territoire correspondant sensiblement à celui de l’ancienne « cité » des Osismes, pour ce que nous connaissons de celui-ci, ce qui se déduit aisément du fait que les incursions et même les conquêtes des Bretons étaient dirigées vers l’est de la péninsule, nous voyons ces derniers  engagés dès le milieu du VIe siècle dans une logique d’expansion territoriale, laquelle avait sans doute débuté plus tôt : peut-être même avaient-ils déjà atteint les parages de l’ancienne capitale des Coriosolites dès les années 510-520, comme nous allons le voir ; nous sommes en tout cas assurés par Grégoire de Tours qu’une telle situation existait en Vannetais, dont le chef-lieu épiscopal gallo-romain, Vannes, se trouvait comme enclavé dans un territoire désormais passé sous contrôle breton. C’est encore le témoignage de cet auteur, qui nous permet de supposer, entre la zone bretonne et la zone gallo-franque, l’existence d’une limite, dont il indique explicitement les points d’appui dans le sud de la péninsule, à savoir la basse vallée de la Vilaine puis l’Oust ; frontière au reste régulièrement transgressée par les Bretons en direction du Nantais, jusqu’à Saint-Nazaire. Grégoire enfin fait état de différentes incursions de Bretons dans le Rennais, dont le territoire a pu alors passer sous domination, – au moins partielle, au moins temporaire, – de ces derniers, comme semble l’indiquer Venance Fortunat, comme il a été dit. Rien, en revanche, chez ces deux auteurs, sur la situation dans l’extrême nord-est de la péninsule armoricaine ; mais le témoignage plus tardif de la vita ancienne de Samson permet d’envisager l’hypothèse d’une poussée bretonne en provenance, cette fois, des îles de la Manche et du Calvados actuels, même si ce texte, eu égard à sa nature hagiographique, doit être utilisé avec prudence.

 

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 Les véritables intentions d’auteur de Grégoire de Tours font toujours l’objet de débats entre spécialistes ; en tout état de cause, son projet n’est évidemment pas celui d’un historien, au sens où on l’entend aujourd’hui, mais consiste plutôt à montrer comment les Francs sont les exécutants du plan divin. Quoi qu’il en soit, contemporain et souvent spectateur, parfois même acteur des événements qu’il rapporte, il demeure un témoin essentiel, sinon le seul, pour notre connaissance de la Bretagne continentale dans la seconde moitié du VIe siècle. Pour faire court, disons, s’agissant de cette dimension événementielle, que son témoignage peut être globalement accepté, avec les réserves d’usage qu’un examen attentif aura pu faire naitre[25] ; au reste, quand le contrôle s’avère possible, sa fiabilité en sort renforcée. Nous en avons un bon exemple avec la comparaison entre sa relation de l’épisode de la mort tragique du fils de Clotaire, Chramme, en révolte contre son père, et le récit concomitant, mais indépendant, du chroniqueur Marius d’Avenches : ces deux auteurs nous apprennent comment, un chef breton donna asile au rebelle, ainsi qu’à sa famille, puis lui proposa un appui militaire, avant d’être tué dans une bataille contre les Francs, tandis que Chramme et les siens étaient capturés et brûlés vifs[26]. Gabriel Monod a jadis souligné l’importance de la « courte et sèche chronique » de Marius, dont les « indications annalistiques et chronologiques (…) … nous permettent de contrôler une partie des récits de Grégoire (…) »[27].

En revanche, nous voyons que l’évêque de Tours, issu de la vieille aristocratie gallo-romaine, est souvent la victime, sinon l’initiateur de préjugés à l’encontre des autres peuples, à part les Francs, installés dans l’espace gaulois ; préjugés d’ailleurs transposables d’un groupe ethnique à un autre au gré des jugements à l’emporte-pièce du prélat, comme il se voit par exemple s’agissant des Wascons et des Bretons, décrivant chez les premiers « une violence extrême qui s'exercerait surtout contre l’ager (vignes, champs), symbole de la civilisation romaine »[28], il l’attribue également aux Bretons, dont il rapporte les razzias auxquelles ceux-ci se livrèrent dans le Rennais et le Nantais en 587 ou 588. Cette volonté chez Grégoire d’ethniciser le portrait moral de ces différents peuples est manifeste, par exemple, dans « la description qu’il donne des Bretons, pillards, aimant le vin jusqu'à l'excès, oublieux de leurs serments, peu religieux » ; description qui inspirera largement les historiens postérieurs, du moins naturellement ceux étrangers à la Bretagne : « Ermold le Noir, à l'époque carolingienne, Raoul Glaber au XIe siècle, Guillaume de Poitiers au siècle suivant »[29].

Enfin, le témoignage de Grégoire de Tours sur « les structures politiques et institutionnelles de la Bretagne » de son temps doit faire l’objet d’une réévaluation comme l’a montré naguère Joëlle Quaghebeur[30] : les faits et gestes des chefs des Bretons, auxquels il donne le titre de « comte » (comes) s’inscrivent, ou du moins notre auteur s’efforce-t-il de les inscrire, – dans un cadre « administratif » caractéristique de l’époque où les institutions romaines s’accommodaient des usages barbares et réciproquement. La manière dont les « comtes des Bretons » exerçaient leur autorité en « Bretagne », mais également dans les territoires nouvellement conquis par eux, en particulier dans le Vannetais où, à partir du dernier quart du VIe siècle se développe une stratégie mixte de « Conquête de l’Est » par voie militaire et par voie négociée, offre à cet égard une riche matière à réflexion inspirée par le lexique de Grégoire : cela concerne notamment le terme civitas (« cité »), qui, généralement, conserve son acception ancienne de « territoire d’un peuple », administré par l’évêque siégeant à son chef-lieu, mais que l’on voit progressivement substitué par le terme pagus (« pays »), circonscription placée, dans les mêmes limites territoriales sous l’autorité d’un « comte » ; j’ai déjà évoqué le mot regio (« région ») qui désigne de manière plus ou moins vague un territoire sans véritable réalité politique, tandis que regnum emporte indiscutablement et précisément le sens de « royaume ». L’existence dans la « région » de « Bretagne » de plusieurs « royaumes », dont les chefs sont appelés « comte » pose un problème qui n’a pas encore reçu de réponse tranchée ; cette situation avait en tout cas de quoi susciter très tôt une clarification, comme il se voit dans le passage suivant :

« En effet les Bretons ont toujours été sous la dépendance des Francs depuis la mort de Clovis et ils sont appelés comtes et non rois (nam semper Britanni sub Francorum potestate post obitum regis Chlodovechi fueruntet comites, non reges appellati sunt) [31].

Mais, eu égard au sens de « car » également donné en français à la préposition latine nam, cette petite phrase, qui est sans doute une glose de commentateur interpolée dans le texte original de Grégoire, – a souvent eu pour effet de crisper les historiens bretons, à l’instar de Bertrand d’Argentré qui s’exclame :

« Voici un aussi mauvais car, ou ratiocination, qu’il en fut oncques ».

 

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Le témoignage de Grégoire de Tours est par-dessus tout essentiel, en ce qu’il permet d’établir la date limite d’installation des Bretons dans la péninsule armoricaine, soit vers 550. En revanche, ce témoignage ne nous donne aucune indication quant à l’époque à laquelle pouvait remonter leur venue sur place : la référence à la mort de Clovis ne peut être retenue, attendu qu’il s’agit peut-être, ainsi qu’on l’a dit, d’une interpolation postérieure. En revanche, la mercuriale adressée, sur dénonciation d’un prêtre nommé Sparatus ou Speratus, par le métropolitain de Tours, Licinius, et les évêques de Rennes et d’Angers, Melaine et Eustochius, aux deux prêtres Lovocat et Catihern, pourrait constituer un nouveau terminus ad quem de la présence bretonne dans la péninsule armoricaine.

Cette admonestation a sans doute été écrite en 511 à l’occasion du concile d’Orléans auquel participaient ensemble les trois prélats. Or, sur la base d’éléments onomastiques, Bernard Tanguy a préconisé que Lovocat et Catihern, dont les noms sont incontestablement bretons, devaient exercer leur pastorale à la périphérie de l’ancien chef-lieu de la civitas des Coriosolites, ce qui expliquerait l’intervention de Melaine, en voisin si l’on peut dire, – et plus précisément à Languédias, Langadiar(n), c’est-à-dire le lan, ou « ermitage », de Catihern[32]. Cependant, compte tenu de la présence de l’évêque d’Angers, il est impossible d’exclure, comme le conjecturait déjà André Chédeville en 1984, suivi récemment par la chercheuse Magali Coumert, – la possibilité que le champ d’action de Lovocat et Catihern ait été plutôt situé dans les parages ligériens « où il pouvait encore rester des Bretons »[33].

En effet, la présence de ces derniers dans cette zone est attestée, dès la fin des années 460, par l’évêque de Clermont, Sidoine Apollinaire, déjà mentionné, qui situe leur contingent « sur la Loire » (supra Ligerim sitos)[34] : c’est à dessein que j’emploie ici le terme de contingent, puisque les Bretons concernés auraient formé, – ainsi que l’explique Jordanès, dans son Histoire des Goths composée trois quarts de siècle après ces événements[35], – une armée de secours forte de 12000 hommes venue, sous le commandement du « roi » Riotime, défendre l’autorité de l’empereur Anthemius menacée par les Wisigoths d’Euric. Riotime (alias Riotame) faisait figure de prince estimé pour sa réserve, sa timidité même, si l’on comprend bien le ton de la lettre que lui adresse à la même époque Sidoine Apollinaire, à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces coups de griffe dont ce dernier était coutumier au détriment des malheureux qui n’appartenaient pas, comme lui, à la vieille aristocratie gallo-romaine[36]. Au reste, le prélat se fait beaucoup plus mordant à l’encontre des soldats de Riotime, qu’il décrit « rusés, armés, pleins d’agitation, que leur force, leur nombre et leur compagnonnage rendent arrogants »[37].

Ces guerriers, si redoutables d’apparence n’en furent pas moins écrasés par les Wisigoths lors d’un engagement contre l’armée d’Euric ; et les rescapés contraints de se réfugier chez les Burgondes voisins, alors alliés de Rome. Grégoire de Tours rapporte très brièvement l’épisode en question et précise, sans doute d’après d’anciennes annales, que cette bataille eut lieu à Déols[38] : à aucun moment il n’établit de rapport entre les combattants bretons et la Britannia continentale, ce qui peut constituer en creux l’indice que, pour lui, leur origine était plutôt insulaire. Le texte de Jordanès ne permet pas de trancher la question :  il n’est évidemment pas possible de parvenir au cœur de la « cité » de Bourges et à Déols en particulier, en droiture depuis l’Océan, comme l’a écrit cet auteur (69) ; mais un déplacement selon un itinéraire d’abord maritime, puis fluvial, par la Loire et l’Indre par exemple, est compatible avec un départ aussi bien depuis l’île de Bretagne que depuis la péninsule armoricaine. Que les Bretons de Riotime soient partis de l’une ou de l’autre, l’absence dans ces différents témoignages du mot « Bretagne », (Britannia) ou même du mot « Armorique » (Armorica), pourtant connu de Sidoine Apollinaire, comme il a été dit, permet en tout cas de conclure que leur établissement ligérien constitue la seule donnée objective à leur sujet.

Il faut également noter la présence à Tours en 461, lors de la « semaine martinienne » qui se tint entre les deux fêtes principales de l’apôtre des Gaules (11 et 18 novembre), d’un certain nombre de prélats, comprovinciaux ou extérieurs à la province, parmi lesquels figure un certain « Mansuet, évêque des Bretons » (Mansuetus episcopus Britannorum »). Il est tentant, compte tenu de la proximité géographique et chronologique de Riotime et de Mansuet de supposer que ce dernier était un évêque « pérégrin », dont la mission pastorale s’exerçait en direction de ses compatriotes ; mais cette conjecture n’a reçu jusqu’à aujourd’hui aucun début de confirmation[39].

 

2ème partie

Des tentatives d’explication

 

Depuis des siècles, les auteurs qui se sont efforcés d’apporter des réponses à la question des origines de la Bretagne continentale ont recouru à des systèmes d’hypothèses plus ingénieux les uns que les autres. Ces différents systèmes, ainsi que les modèles explicatifs qu’ils ont contribué à élaborer, ont en commun d’avoir été, longtemps, bâtis pour l’essentiel, sur un seul témoignage contemporain : le passage très célèbre, tout à la fois dramatique et laconique, de l’ouvrage de Gildas, « De la ruine de la Bretagne » (De excidio Britanniae), daté vers 550, qui raconte comment certains Bretons, épouvantés par la menace saxonne,

 « … rejoignaient les régions d’outre-mer avec de grands gémissements ou en faisant entendre, sous les voiles déployées, ces mots en guise de chant de marins : Tu nous as livrés comme des brebis à dévorer et tu nous as dispersés parmi les nations » (alii transmarinas petebant regiones cum ululatu magno ceu celeumatis vice hoc modo sub velorum sinibus cantantes : dedisti nos tamquam oves escarum et in gentibus disperisti nos)[40].

 

Malheureusement, ce témoignage s’avère trop allusif pour conclure formellement à une traversée à destination de la péninsule armoricaine : c’est possible, sinon probable, mais ce n’est pas entièrement assuré. Surtout, il est impossible d’affirmer que, le cas échéant, la péninsule armoricaine a constitué la seule destination de ceux qui avaient pris la mer, puisque tout aussi bien leur débarquement a pu intervenir ailleurs, sur une large partie du littoral nord-ouest de la Gaule, ou plus loin encore ; rien n’est dit également de l’origine géographique des Bretons concernés. Ensuite, l’époque de leur migration n’est pas précisée, même si le contexte du propos de Gildas semble indiquer la seconde moitié du Ve siècle. Enfin, s’ils apparaissent avant tout comme des exilés, des réfugiés mêmes, il s’agit là de l’image pitoyable que le Jérémie breton a souhaité imprimer dans les esprits, en illustrant ce passage par un extrait du psaume 44.

 

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Une pseudo-histoire à base de mythes (IXe-XIXe siècles)

Moins de deux siècles après la composition du De excidio Britanniae, Bède, qui pourtant connaît bien l’œuvre de Gildas, préconise pour sa part, dans son Histoire ecclésiastique du peuple des Angles achevée vers 731, que ce sont des Bretons en provenance du tractus Armoricanus, qui, les premiers, ont conquis  l’île, à laquelle ils ont donné leur nom (in primis autem insula Brettones solum, a quibus nomen accepit, incolas habuit ; qui de tractu Armoricano, ut fertur, Brittaniam advecti australes sibi partes illius vindicarunt). La critique moderne s’accorde à penser que le propos de Bède visait en l’occurrence à présenter les Bretons eux aussi comme des envahisseurs, ce qui conséquemment ne rendait pas leur présence sur l’île plus légitime que celle des Anglo-Saxons[41] ; mais notre auteur pourrait également s’être forgé une conviction à la lecture de Pline, l’un de ses écrivains favoris, lequel mentionne un peuple dénommé Britanni localisé sur le continent entre les Morini et les Ambiani. Enfin, il ne faut pas renoncer à la possibilité que Bède se soit fait ainsi l’écho, de manière hyperbolique, du retour dans l’île, à la faveur de la normalisation saxonne, de Bretons qui, ayant fui sur le continent, n’avaient jamais cessé de s’y considérer comme en exil.

Si  l’hypothèse d’une invasion de l’île par les Bretons continentaux a fait long feu,   l’écho s’en fait entendre aussi tard que 1861 sous la plume de l’érudit britannique Thomas Wright[42], – celle de la nature conquérante et même militaire de l’établissement des Bretons de l’île sur le continent, c’est-à-dire dans le sens admis par les historiens, s’est développée, dès le IXe siècle au moins, chez les écrivains insulaires, comme nous pouvons  le voir avec l’ « Histoire des Bretons » (Historia Britonum) attribuée à Nennius, dont le nom recouvre sans doute plusieurs auteurs, notamment celui d’un certain Marc, qualifié moine et évêque ; certains ont même cru parfois reconnaître Gildas derrière Nennius, conférant ainsi à son ouvrage une antiquité qu’il n’a pas. De leur côté, sur le continent, les écrivains proches du pouvoir carolingien, tels Eginhard sous Charlemagne ou Ermold le Noir sous Louis le Pieux, se sont employés à rappeler que les migrants avaient été  bien accueillis par les habitants de la péninsule armoricaine et que les rois des Francs avaient fait droit à leur demande d’asile  ; mais que  leur caractère retors et leur nature rebelle, – on reconnaît les lieux communs développés à l’encontre des Bretons par Grégoire de Tours,les avaient amenés à spolier leurs hôtes et à s’affranchir de toute obligation à l’égard du pouvoir royal. En 786, de leur propre mouvement, les Bretons armoricains s’exonérèrent du paiement du tribut, qui, sans doute, leur avait été récemment imposé par Charlemagne, suscitant contre eux un projet de campagne militaire, dont nous ignorons si elle a vraiment eu lieu ; une génération plus tard (en 818), Louis le Pieux faisait toujours le constat que les populations concernées cultivaient leurs terres sans payer de redevance : le refus de l’impôt est toujours un bon indicateur des rapports de force !

A l’instar de ce qui concerne l’épopée arthurienne, celle des Bretons sur le continent a connu ses ultimes perfectionnements au XIIe siècle  avec Geoffroy de Monmouth : tandis que Nennius avait présenté comme la conséquence du passage de l’usurpateur Maxime et de ses troupes vers la fin du IVe siècle, l’existence d’une sorte de diaspora militaire bretonne répartie sur un vaste territoire du nord-ouest de la Gaule, lequel pourrait vaguement rappeler le Tractus armoricanus et nervicanus, Geoffroy, dans son « Histoire des rois de Bretagne » (Historia regum Britanniae), fait, quant à lui, le récit de la conquête de la péninsule armoricaine par des troupes placées sous le commandement d’un certain Conan Mériadec, manifestement créé de bric et de broc par Geoffroy, qui assure que ce personnage se serait vu alors reconnaître par Maxime, – il appelle ce dernier Maximien, la souveraineté sur la péninsule armoricaine et les régions limitrophes.

Malgré le discrédit qui s’est attaché très tôt à la démarche historiographique de cet auteur, une riche production pseudo-historique a repris, pour ne pas dire recyclé, durant tout le Bas Moyen Âge et à l’époque moderne, les traditions ou plutôt les inventions dont il avait fait état, lesquelles donnent plus d’informations sur la manière dont, au cours de cette période, les auteurs se sont représenté les origines bretonnes que sur les rares faits connus et établis de ce lointain passé : le personnage de Conan Mériadec a ainsi connu un durable et remarquable succès historico-littéraire, au moins jusqu’au début du XIXe siècle.

 

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L’ « ère scientifique » et ses « modèles explicatifs » (XIXe-XXe siècles)

Il n’est donc pas étonnant que les historiens de l’ « ère scientifique », qui, à partir des années 1850, se sont intéressés aux commencements de la Bretagne continentale, aient eu à cœur de mettre à bas les anciens monuments élevés à ces mythes d’origine, parfois, hélas ! en leur substituant d’autres mythes. Un passage jusqu’alors négligé de l’Histoire des guerres de Justinien de Procope de Césarée, déjà mentionnée, leur a fourni quelques renseignements sur les relations entre la partie anglo-saxonisée de la Bretagne insulaire (Brittia) [43]  et le continent : évoquant un déséquilibre démographique, Procope apporte, aux années 550, un témoignage contemporain sur l’établissement chaque année, « dans la partie paraissant la plus déserte » du territoire des Francs et « avec l’accord de ces derniers », de familles appartenant aux trois peuples de Brittia, à savoir « les Angles, les Frisons et les Bretons » ; situation dont, souligne-t-il, s’autorisent en retour les Francs pour revendiquer la souveraineté sur l’île[44] . Ainsi, tandis que Gildas met en scène le départ involontaire d’exilés, qu’il faut sans doute rapporter à la seconde moitié du Ve siècle, Procope donne explicitement à voir, au milieu du VIe siècle, une opération programmée d’installation de colons sur un territoire réputé déserté ; en revanche, à l’instar de Gildas, il est muet sur la zone géographique des établissements concernés.

Que vaut ce témoignage ? Si nous ignorons les circonstances précises dans lesquelles il a été recueilli, tout laisse à penser qu’il le fut à bonne source, apparemment de la bouche de membres d’une de ces ambassades que les rois mérovingiens ont envoyées à cette époque auprès de l’empereur Justinien ; sa fiabilité est en tout cas renforcée par la manière même de Procope, qui

« … nous montre à plusieurs reprises dans son texte qu’il a tendance à prévenir son lecteur lorsqu’il a des doutes ou lorsque l’information qu’il délivre ne lui paraît pas totalement fiable »[45].

C’est notamment le cas d’une anecdote dont il dénonce lui-même le caractère « mythologique », mais qu’il souhaite ne pas passer sous silence attendu qu’elle concerne les populations vivant dans les « nombreux villages » situés « le long de la côte de l’Océan qui se trouve en face de l’île de  Brittia », là où, précisément, si du moins l’on interprète bien son propos, s’étaient établis les colons dont il parle ;  le but de l’anecdote est d’expliquer, par le biais d’un récit fantastique, pourquoi les habitants de ces contrées, quoique sujets des Francs, « ne leur paient aucun impôt ni aucun tribut »[46] .

 

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Trois études importantes ont été spécifiquement consacrées à la question des migrations et de l’établissement des Bretons dans la péninsule armoricaine par Joseph Loth en 1883, Nora Kershaw Chadwick en 1965 et Caroline Brett en 2011 : chacune d’elles s’inscrit dans le contexte historiographique particulier de son époque et son importance se voit ainsi renforcée par le modèle explicatif qu’elle vient soit prolonger, s’agissant du travail de Loth et du « modèle La Borderie », soit initier, s’agissant du travail de Nora Chadwick et du « modèle Fleuriot », voire incarner, dans le cas du travail de Caroline Brett et du « modèle » proposé par cette chercheuse.

 

Le « système La Borderie » baptisé tel par son éponyme lui-même, qui le décrivait en 1867 comme « le système des Bénédictins bretons et de M. Aurélien de Courson » [47], s’est presqu’aussitôt figé dans un modèle explicatif dont l’apparente cohérence est avant tout le reflet d’un discours assertif, vif, impeccablement servi par une érudition presque sans faille, qui n’admettait pas facilement la discussion et prétendait toujours l’emporter dans le débat, la controverse, voire la polémique.

 Dès le début des années 1850, Arthur de la Borderie, en dépit de son jeune âge (il était né en 1827), était parvenu, malgré quelques résistances, à imposer son modèle, créant la bifurcation qui devait entrainer la recherche sur les origines bretonnes dans une véritable impasse. Non pas qu’il manquât de compétences en la matière : après des études de droit, il avait suivi les cours de l’École des chartes dont il était sorti premier de sa promotion en 1853 ; mais ses choix heuristiques devaient s’avérer désastreux. Ayant fait, précisément en tant que juriste et en tant que chartiste, le constat lucide et rationnel de la pauvreté des sources primaires relatives à la Bretagne avant le IXe siècle, ainsi que de l’invraisemblance de la tradition historiographique bretonne, il a cru, encouragé par une profonde hagiodulie venue de son enfance, qu’il était possible, à la fois pour combler le déficit des sources et pour démontrer l’inanité des fables colportées par les épigones de Nennius et de Geoffroy de Monmouth, sans véritablement renoncer pourtant à cette imagerie mythifiante ou, du moins, comme il a été dit, en lui substituant d’autres mythes, – de se servir de l’abondante littérature consacrée aux saints locaux.  C’était tomber de Charybde en Sylla : en effet, le matériau concerné, malgré ou plutôt en raison même de sa richesse, n’est pas le plus facile à exploiter par l’historien, notamment parce que

« (…) l’historicité des personnages en question s’avère le plus souvent inaccessible, même si les hagiographes tentent parfois de leur conférer une certaine épaisseur en ayant recours à l’ ’’effet de réel’’. Certes, il ne saurait être question de révoquer en doute a priori leur existence, opération vaine et surtout sans véritable intérêt ; mais, à l’exception de quelques possibles ‘’petits faits vrais’’ (…),  les événements rapportés à leur sujet dans leurs vitae s’inscrivent dans une démarche de reconstitution qui n’est pas de nature historienne : il convient conséquemment d’avoir bien pénétré la logique, parfois même la thèse qu’une telle reconstitution sous-tend, afin de pouvoir en déterminer son apport du point de vue historique, lequel ramène au temps et aux circonstances de la composition des textes concernés »[48].

De plus, le corpus hagiographique breton est formé de textes dont les plus anciens, sauf la première pièce du dossier littéraire de Samson, ne sont pas antérieurs à la seconde moitié du IXe siècle, à l’instar de la production pseudo-historique dont je viens de parler : c’est-à-dire qu’ils ont été écrits au moins trois siècles après l’époque à laquelle sont supposés avoir vécu leurs héros et parfois beaucoup plus tard, jusqu’à plus d’un millénaire d’écart dans le cas des vitae de Gonéri et de Mériadec ! La Borderie pensait pouvoir reconstituer la situation en Bretagne continentale aux Ve, VIe, VIIe siècles au moyen d’informations qui, en fait, correspondaient aux réalités des époques successives de la composition de ces textes : temps carolingiens, âge féodal et enfin bas Moyen Âge. En poursuivant la chimère de témoignages supposés refléter la réalité de la période la plus ancienne, l’historien est ainsi passé à côté d’une documentation qui est particulièrement utile à connaître pour les différentes périodes postérieures : il s’est notamment privé, comme ses prédécesseurs, mais également comme ses critiques, de la possibilité de connaître comment les hagiographes, malgré le caractère stéréotypé de leur discours, s’étaient successivement représentés le passé de la Bretagne, dont ils furent moins les gardiens que les inventeurs.

 

Les idées-forces de La Borderie ont fait l’objet d’un résumé par Loth, à l’occasion de la publication de l’ouvrage de ce dernier :

« M. de La Borderie croit que les Bretons sont venus en Armorique au milieu du Ve siècle, dans un pays presque désert, dont les habitants fort clairsemés étaient payens (sic), et qu'ils y ont apporté leur nom, leur langue, leur religion et leurs institutions. Leur établissement se serait fait sans lutte ; c'étaient des exilés chrétiens, fatigués de la guerre, soupirant après le repos, mais en même temps animés d'une grande ardeur de prosélytisme, des propagateurs de la foi et de la civilisation. Frappé du fait que les noms de lieux de la zone occupée par les Bretons ont une forme très-différente de ceux de la partie de la péninsule où ils ne se sont pas établis, constatant l'étroite parenté de la langue bretonne armoricaine avec le breton insulaire, M. de la Borderie en a conclu que le gaulois avait totalement disparu au moment de leur arrivée et que le breton d'Armorique est de toutes pièces une importation insulaire » [49].

Ce modèle, très inspiré en effet par les historiens bénédictins du XVIIIe siècle, singulièrement Dom Lobineau, est en grande partie repris à son compte par Loth lui-même ; celui-ci, cependant, se démarque radicalement de son aîné « en ce qui concerne la façon dont les émigrants se sont établis en Armorique » :

« Pour nous », souligne-t-il, « leur établissement s'est fait violemment, et nous avons des Bretons envahisseurs une autre idée que lui » [50].

Il apparait, en l’occurrence, que Loth a lui-même été la victime d’une surinterprétation de la documentation disponible, en reportant sur les premiers Bretons insulaires installés dans la péninsule armoricaine les pratiques de razzias et d’expansion territoriale qui ne sont attestées que dans les dernières décennies du VIe siècle ; de même, sa description de la société bretonne continentale aux premiers siècles de son existence est très largement dépendante, en plus de l’hagiographie, de sources de nature diverse, plus tardives, notamment des textes gallois, en raison de la communauté culturelle supposée des Bretons de l’île et de ceux du continent, laquelle n’est véritablement avérée que du point de vue linguistique.

 

Malgré les réserves précoces et durables que le modèle explicatif de La Borderie a suscitées, l’ombre portée du personnage et de son œuvre s’est prolongée longtemps après sa mort, durant tout le XXe siècle : un chercheur aussi sourcilleux que Hubert Guillotel, lequel, plus tard, mettra en évidence combien le laborderisme a lourdement pesé sur l’historiographie bretonne, au point d’en étouffer à plusieurs reprises le renouvellement[51], a confié que,  jusque dans les années 1960, il lisait les travaux de La Borderie « la plume à la main, prêt à reprendre ses analyses, dont la logique semblait impressionnante »[52].

 

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C’est justement dans les années 1960, précisément en 1965 comme il a été dit, que le « modèle La Borderie révisé Loth » va faire l’objet, sous la plume de Nora Chadwick[53], d’une révision assez prononcée : sont principalement concernées, avec les conséquences que cela implique, les données de nature chronologique et géographique des migrations de Bretons à destination du continent. Pour la chercheuse britannique, ces phénomènes sont en effet à replacer dans la très longue durée des échanges trans-Manche et « dans le cadre général des mouvements de peuples qui affectèrent les îles Britanniques au Bas-Empire » [54] :  ainsi préconise-t-elle que l’époque des premiers établissements de Bretons insulaires dans la péninsule armoricaine doit être avancée au IVe siècle, voire plus tôt encore ; d’autre part, la cause en serait plutôt les incursions irlandaises sur la façade ouest de l’île que la poussée saxonne depuis l’est, plus tardive.

Du coup, sans être totalement écartés, certains points de l’argumentation de La Borderie et de Loth s’en trouvent singulièrement relativisés. C’est le cas par exemple en ce qui concerne la disparition complète du gaulois dans la péninsule armoricaine avant l’installation de Bretons insulaires : disparition possible quand on évoque le VIe, voire le Ve siècle, mais beaucoup moins envisageable s’agissant des siècles antérieurs ; de même, la présentation très événementielle et spectaculaire des migrations bretonnes se voit-elle largement abandonnée au profit d’une approche qui privilégie l’hypothèse d’une continuité ancienne et prolongée des échanges entre l’île et le continent.

 

Nombre de ces propositions vont retenir à l’époque l’attention de Léon Fleuriot, dont la recension de l’ouvrage de Nora Chadwick parait en 1970 dans les Études celtiques[55], avec la conclusion suivante :

« En tout cas cet excellent petit livre vient à point pour ranimer les études et les recherches sur l’Armorique ancienne » [56].

S’intéressant au « point le plus controversé » du propos de la chercheuse britannique, à savoir « l’émigration bretonne a-t-elle commencé dès le IVe siècle ? », le recenseur indique par avance les bases de son propre modèle à venir en soulignant

 « … que chercher une seule cause et une date trop précise pour le début de cette migration est commettre une erreur. Les rapports entre les deux rives de la Manche occidentale étaient constants. Si un danger s’élevait sur une des rives la tendance était de chercher abri sur la côte d’en face » [57].

Ainsi, dans son ouvrage sur Les origines de la Bretagne, Fleuriot conjecture qu’avant la « migration massive » qui a vu leur installation dans la péninsule armoricaine, une première vague migratoire, « nombreuse mais dispersée », de Bretons insulaires avait couvert un territoire beaucoup plus vaste ; de surcroît,

« Cette première migration n’a pas de limites chronologiques précises. On ne sait quand elle a commencé. Nous avons rencontré des marchands, marins, soldats, artisans, clercs, toutes les catégories de Bretons, sur le continent, sans compter les civils ‘’indéterminés’’. Dans l'ensemble, on doit souligner le caractère militaire prédominant de cette première migration »[58].

 

Après la mort de La Borderie, le matériau hagiographique breton avait fait l’objet à l’École pratique des hautes études d’un travail de critique par Ferdinand Lot et ses élèves, dont les conclusions étaient trop dévalorisantes pour être véritablement utiles :  à cet égard, le débat qui a porté à cette époque sur la vita ancienne de Samson, – débat heureusement repris depuis quelques décennies dans un climat plus apaisé et plus studieux par des chercheurs comme Bernard Merdrignac et Joseph-Claude Poulin, – témoigne des limites du positivisme quand il s’incarne, sans réel bénéfice pour les historiens, dans l’hypo-critique de La Borderie ou dans l’hypercritique de Lot ; mais le regard de Nora Chadwick dans son étude ne s’était pas pour autant détourné des traditions relatives aux saints bretons, dont l’œuvre pastorale, à l’égard de leurs propres ouailles, ou missionnaire, pour obtenir la conversion des populations locales supposées être encore païennes, lui paraissaient infiniment moins importantes que leur rôle de « chefs de l’immigration ». La chercheuse britannique a de surcroît trouvé dans la littérature hagiographique matière à de nouvelles conjectures[59],  par exemple ce qui touche à la possible existence à haute époque de royaumes doubles des deux côtés de la Manche ; mais elle fait prudemment remarquer que la tradition en question est attestée pour la première fois au IXe siècle seulement[60]. Fleuriot devait se montrer particulièrement sensible à cette hypothèse,  laquelle, d’ailleurs, n’est pas sans pertinence, pour autant qu’on l’examine sans parti pris ; mais, ici comme ailleurs, la confiance souvent excessive que ce chercheur, en tant qu’historien, accordait aux sources hagiographiques, – ainsi que devait le lui reprocher sévèrement Guillotel dès la sortie de l’ouvrage sur Les origines de la Bretagne, – permet de constater que Fleuriot n’avait pas renoncé à l’héritage laborderiste.

De même, en tant que philologue et linguiste, il continuait de suivre l’opinion de Loth,

« … sauf sur un point, la date de la disparition du gaulois. Dans ce domaine, le travail de B. Tanguy (…) apporte une riche documentation. Certains faits nouveaux mis en relief par ce chercheur sont de nature à reculer la date d'extinction du gaulois et à confirmer, ici encore, la thèse de la continuité plutôt que de la rupture » [61].

Fleuriot n’adhérait pas pour autant à la théorie de l’abbé Falc’hun, selon laquelle le breton du Vannetais serait du gaulois ayant à peine subi l’influence de la langue parlée par les insulaires :

« Contrairement à l’opinion de J. Loth, il semble invraisemblable que le gaulois fût mort lors de l’arrivée des Bretons, mais on doit noter que le pays de Vannes avait moins de possibilités de conserver le gaulois que le territoire des Osismes »[62].

La mort en 1987, jeune encore, de cette personnalité attachante et respectée au sein du monde des études bretonnes et celtiques, a provoqué une sorte d’« effet statue du commandeur », assez peu propice à la nécessaire critique et à l’éventuelle adaptation de son modèle explicatif : ses disciples ont le plus souvent repris dans leurs propres travaux les principales positions historiographiques de ce modèle, dont ils ont ainsi contribué à fixer, parfois même à figer, les lignes. Seul Pierre-Yves Lambert s’est montré plus critique s’agissant des aspects linguistiques de la question :

« Fleuriot et Falc’hun sont donc d’accord pour penser que le breton continue le gaulois, avec cette différence que Fleuriot y voyait une forme de ce dialecte ‘’brittonisée’’ par les immigrants de Grande-Bretagne.

À ces deux théories récentes [en 1989], il convient d’opposer une attitude résolument sceptique »[63].

 Mais ce scepticisme, qui revient en l’espèce à la position de Loth, peut-il vraiment constituer l’horizon indépassable des hypothèses relatives aux origines linguistiques de la Bretagne continentale ?

 

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Si le « modèle La Borderie » s’est caractérisé par sa remarquable longévité, celui de Fleuriot a fait l’objet en 2011, à peine un tiers de siècle après sa publication, d’une remise en cause radicale par une autre chercheuse britannique, Caroline Brett[64], dont plusieurs aspects du travail ont été rapidement relayés en Bretagne par Magali Coumert. Cette remise en cause ne concerne pas seulement le « modèle Fleuriot » en tant que construction intellectuelle, mais questionne également les motivations de son auteur, dont Caroline Brett critique le « style d’écriture historique » tendant « à imposer un air d'inévitabilité aux événements passés afin de lisser les changements abrupts et de minimiser l'inexplicable »[65].

 Ce constat sévère, parfois excessif, souvent pertinent, s’est trouvé encore aggravé en 2017, sous la plume de David Floch, pour qui la recherche chez Fleuriot a été « constamment guidée par la quête d’informations factuelles » destinées à éclairer la longue histoire d’un « Âge brittonique », dont les migrations des Bretons insulaires sur le continent ne constitueraient qu’un épisode[66].

C’est en substance ce que Caroline Brett reproche à Fleuriot : (104) avoir produit à cette occasion « un argument erroné », sans cesse repris par ses héritiers,

« en minimisant la nature exceptionnelle des liens entre la Bretagne insulaire et la péninsule armoricaine au haut Moyen Âge et en cherchant à les situer dans le contexte d'échanges réciproques à long terme entre la Bretagne insulaire et le Continent » [67].

 

Le « modèle Brett », qui propose de resserrer sur un siècle environ (entre la fin des troubles du Ve siècle et l’épidémie de peste jaune) la fourchette chronologique des migrations insulaires à destination du continent, amène cependant sa préconisatrice à supposer, comme dans le « modèle Fleuriot », qu’il a existé au moins deux vagues d’émigration successives, mais de nature inverse en comparaison avec ce dernier.

« Il est possible », écrit Caroline Brett, « qu’au Ve siècle des Bretons du sud et de l’est de l’île aient cherché refuge dans la péninsule armoricaine, qui, bien qu'appauvrie et plus ou moins abandonnée par les autorités romaines, n'était pas directement menacée par des incursions barbares, contrairement à d'autres régions de Gaule ou de Bretagne insulaire ».

« La phase cruciale de la migration », quant à elle, serait intervenue à la fin du Ve et au début du VIe siècle ; elle aurait abouti à

«… l'installation, dans la péninsule armoricaine, de bon nombre de membres de l'élite de Dumnonia [insulaire] et de sa suite militaire »[68].

L’innovation principale du « modèle Brett » réside dans la présentation des circonstances de cette seconde vague migratoire :

 « On peut raisonnablement penser que la migration du VIe siècle, du sud-ouest de l’île vers la petite Bretagne, résultait d'une manière ou d'une autre, de l'évolution en dents de scie de la Domnonée insulaire. On peut, de la sorte, imaginer qu'au sommet de sa prospérité l'élite de la Domnonée ait cherché à conquérir ou à prendre le contrôle de terres en petite Bretagne, région relativement vaste, en s'en servant comme police d'assurance en quelque sorte. Par la suite, la rupture des liens commerciaux et la dislocation politique et économique qu'elle entraîna peuvent avoir poussé certains chefs et leurs partisans à l'émigration »[69].

De surcroît,

« … dès les premiers temps du vie siècle, ces derniers furent fortement influencés par l'enthousiasme militant d'un mouvement chrétien prônant l'ascétisme, mené par des “saints” de l'Ouest de la Bretagne insulaire et bientôt rejoints par leurs équivalents armoricains »[70].

 

On aura remarqué que le « modèle Brett », renvoie, sous des apparences nouvelles, à l’approche historiographique ancienne qui, plutôt que le temps long, la continuité et les lentes évolutions, met en avant, comme nous pouvons lire par exemple sous la plume de Loth, les ruptures, dans leurs expressions les plus affirmées et souvent les plus brutales ; Caroline Brett confirme d’ailleurs que son propre « style d'écriture historique » s’efforce avant tout de tenir « compte des accidents, des ruptures et de l'idée que les choses auraient pu tourner autrement »[71] : avec certains aménagements et développements, ce modèle a été récemment à nouveau mis en œuvre par cette chercheuse dans un livre intitulé Brittany and the Atlantic Archipelago 450-1200, écrit en collaboration avec Fiona Edmonds et Paul Russell : moins polémique que ne l’était l’article de 2011, cet ouvrage constitue actuellement, dans ses deux dimensions d’instrument de travail, offrant la synthèse de centaines de travaux, et de véritable « exposé » d’histoire culturelle, le dernier état de la question des origines de la Bretagne continentale. 

 

3ème partie

 Décentrer le point de vue, approfondir le regard :

Pour une lecture renouvelée des sources

 

Il serait vain de chercher à tout prix à réaliser la synthèse entre les différents modèles explicatifs rappelés dans cet exposé. Peut-être est-il cependant possible, en changeant de perspective tout en approfondissant le regard, de suggérer quelques hypothèses sur la documentation et son usage. En l’absence de témoignages archéologiques directs, je parlerai évidemment des documents écrits, dont je prendrai trois exemples.

 

*

Ce décentrage du point de vue concerne au premier chef certaines sources qui se révèlent certes « lointaines, mais bien informées » sur les événements intervenus dans le nord-ouest de l’Empire durant la période troublée du début du Ve siècle, comme le fait remarquer Panagiotis Antonopoulos :

« Assez bizarrement, pour les événements de la lointaine Bretagne et de la Gaule, nos principales sources sont les auteurs byzantins, qui s’inspirent pour la plus grande part du plus ancien d’entre eux, Olympiodore de Thèbes en Égypte »[72].

La fiabilité que l’on peut reconnaître aux sources byzantines, en particulier à Procope de Césarée[73], nous permet de disposer, grâce à ce dernier, d’un éclairage, certes indirect mais très important, sur l’arrière-plan des migrations bretonnes au milieu du VIe siècle. Certes, l’approche critique dont cet auteur sait faire preuve, ainsi qu’on l’a dit, ne garantit pas pour autant que son texte soit exempt de toute erreur factuelle : par exemple, la distinction artificielle établie entre les deux îles de Brittia et de Brettania, alors qu’il s’agit d’une partition du même territoire[74], témoigne plus d’une représentation approximative de la géographie des lieux que d’une perception fautive des interactions politiques locales, même si dans les deux cas la solidité de ses connaissances dépendaient de ses informateurs francs. La lecture de son texte pose en tout cas la question de la destinée des différentes colonies d’origine insulaire implantées dans le nord-ouest de la Gaule, à laquelle il serait intéressant d’apporter un début de réponse : on pourrait recourir à la toponymie pour s’efforcer d’en dresser une carte hypothétique, comme s’y était essayé Fleuriot au sujet des Bretons[75] ; mais l’opération devrait être confirmée par d’autres sources.

 

*

Le témoignage de Grégoire de Tours, d’autant plus précieux, ainsi qu’il a été rappelé à plusieurs reprises, qu’il est strictement contemporain, doit être, lui aussi, en permanence resitué dans le contexte et relu dans le texte : par exemple, Grégoire qui, le premier, comme il a été dit, s’est servi du mot Britannia pour parler de la Bretagne continentale, ne serait-il pas à l’origine de ce nouvel usage ? L’absence de toute référence antérieure[76] vient au soutien d’une telle hypothèse. Allons plus loin encore : si, par trois fois, Grégoire emploie le mot « Bretagne » au singulier (Britannia), à sept (ou vraisemblablement huit) reprises, il a recours au pluriel « Bretagnes » (Britanniae), « ce qui peut illustrer », suggère Magali Coumert, « sa perception de la fragmentation politique de cette domination venue de la grande île »[77]. Cependant, nous pouvons tout aussi bien conjecturer que cette distinction renvoie, à l’instar de celle qu’il utilise entre l’« Espagne » et les « Espagnes », à la représentation  d’un en-deçà et d’un au-delà, – ici, par rapport aux Pyrénées, là, par rapport à la Manche[78], qui permettrait de rendre compte de la réalité géographique des territoires concernés et, dans le cas breton, de raviver l’hypothèse de l’existence d’entités transmarines.

 

*

En tout cas, cette continuité territoriale existait à moindre échelle avec les îles de la Manche, comme l’atteste en particulier la première vita de Samson. Après un vigoureux débat plus que séculaire sur la date de sa composition, il apparaît que nous avons bien affaire, au moins dans sa rédaction originelle, à un texte datant probablement de l’époque mérovingienne[79], le seul de la production hagiographique bretonne ; si, en raison de la participation d’un prélat homonyme au concile tenu à Paris en 561 ou 562, l’historicité du saint semble assurée, il reste encore à libérer ce dernier de la longue tradition qui le décore de la qualité d’évêque de Dol, absente de cette vita. Comme son dossier hagio-historiographique en fournit plusieurs indices, le siège épiscopal fondé sur place, probablement au moment de la normalisation carolingienne à la charnière des VIIIe-IXe siècles, pourrait ne pas avoir été intégré à ses débuts dans la géographie ecclésiastique de la Britannia continentale, voire même dans le cadre de la Lyonnaise Troisième, mais bien plutôt tourné vers la Neustrie et pourquoi pas ? rattaché, au moins quelque temps, à la Lyonnaise seconde. Dès lors, en acceptant une nouvelle fois de décentrer  notre point de vue, la présence indiscutable à Dol à cette époque de Bretons, dont l’hagiographe de Magloire souligne la proximité linguistique avec les insulaires[80], pourrait être identifié avec l’existence sur place d’une « base avancée » de la « colonie bretonne » du Cotentin et de son archipel, laquelle est attestée au moins depuis le règne de Charlemagne[81] ; l’importance accordée à Dol aurait ainsi plutôt à voir, comme le suggère Caroline Brett, avec son rôle diplomatique de « pont entre Francs et Bretons », renforcé par le prestige du sanctuaire samsonien[82].

 

(Anti)conclusion

Encore et toujours des questions !

 

 Pour ne pas avoir à conclure, quelques questions que les précédents modèles ont évitées : pourquoi, au-delà de la difficulté à préserver sa continuité territoriale, la communauté originelle qui peuplait les deux Bretagnes s’est-elle finalement scindée, sinon parce que les Bretons insulaires passés dans la péninsule armoricaine ont abandonné rapidement tout espoir de retour et ont adapté conséquemment leurs pratiques sociales et culturelles à celles qui prévalaient localement ? Pourquoi les Bretons continentaux sont-ils parvenus à perpétuer leur langue, mais pas leurs traits de culture insulaire, sinon parce que sur place le substrat s’avérait particulièrement favorable du point de vue linguistique, avec la persistance de la langue gauloise, et pas du tout du point de vue culturel, avec la forte imprégnation de la société par le modèle gallo-romain ? Pourquoi enfin une langue brittonique s’est-elle maintenue sur le continent seulement dans l’ouest de la péninsule armoricaine, alors même que des Bretons s’étaient établis sur un territoire bien plus vaste, sinon parce que la situation locale n’était pas aussi favorable ici que là ? Ces questions, avec bien d’autres encore, renvoient à ce qu’on pourrait appeler le « paradoxe breton » ; à cet égard, et pour ne prendre qu’un seul exemple d’une situation encore largement inexpliquée, la plo(u)e, à la fois entité territoriale et communauté humaine, si typique de l’ouest de la péninsule armoricaine et que les Bretons du continent n’ont pourtant pas empruntée aux institutions de l’île de Bretagne, non plus d’ailleurs qu’à celles de la Francie, témoigne d’une hybridation locale complexe, dont les travaux les plus récents[83], malgré leur intérêt, peinent toujours à rendre compte.

 

 

André-Yves Bourgès



[1] E. Renan, « Souvenirs d’enfance et de jeunesse - IV », Revue des Deux Mondes, 3e période, 48 (1881), p. 746.

[2] D. Toubkis, « L’ordre de la chronologie », Hypothèses, 17 (2004), p. 135.

[3] Ibidem.

[4] A. Kruczynski, « Typologie de la source, chronologie de l'objet d'étude. L'exemple des chansons de héros du clan des Adïbïrjära », op.cit., p. 147.

[5] F. Colin, « Quand l’historien doit faire confiance à des faux : les chartes confirmatives de Conan IV, duc de Bretagne, aux Templiers et aux Hospitaliers », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 115 (2008), n°3, p. 33-56.

[8] « Qui, quoi, comment, où, quand, pourquoi ? » : la première formulation de ce questionnement a donné lieu à un hexamètre latin (Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ?) attribué à Quintilien ; elle figure sous la plume de l’auteur de l’Ars versificatoria, traité composé entre 1170 et 1175 par Mathieu de Vendôme.

[9] G. Duby, « Le mental et le fonctionnement des sociétés humaines », L’Arc, 72 (1978), p. 92.

[10] Pour reprendre, comme l’écrit Mathieu Arnoux « Rapport introductif », Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge. XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009), édition numérique, 2019, p. 50, une formule « bien connue et trop souvent citée de Marc Bloch ».

[11] L. Fleuriot, Les origines de la Bretagne, Paris, 1980, p. 156-158.

[12] P. Galliou, « L’Armorique dans le tumulte des Bagaudes », Bécédia (mars 2022), https://bcd.bzh/becedia/fr/l-armorique-dans-le-tumulte-des-bagaudes.

[13] B. Pottier, « Armoricains et Bagaudes dans la Gaule du Ve siècle », M.-P. Chambon, S. Crogiez-Pétrequin, A. Ferdière et S. Janniard (dir.), L’Antiquité tardive dans le centre et le centre-ouest de la Gaule (IIIe-VIIe siècles), Actes du Colloque international « L’Antiquité Tardive en Gaule, ATEG VI » (Tours 6-8 décembre 2018), Tours, 2022, p. 25.

[14] Zosime, Histoire nouvelle, VI, 5, cité d’après Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, Paris, 1875, p. 529.

[15] Sozomène, Histoire ecclésiastique, IX, 15, ibidem, p. 530.

[16] Procope de Césarée, Histoire des guerres de Justinien, V, 12, cité d’après L. Fleuriot, Les origines…, p. 253-254.

[17] Venance Fortunat, Poèmes, III, 8.

 

[18] L. Fleuriot, Les origines …, , p. 8.

[19] P. Riché, « De l’Armorique à la Bretagne (Ve-XIIe siècles) » Jean Delumeau (dir.), Histoire de la Bretagne, Toulouse, 1969, p. 117.

[20] P. Galliou, « Bretagne : les migrations aux sources de son histoire », Histoire et Civilisations, 74 (juillet 2021), https://www.histoire-et-civilisations.com/thematiques/moyen-age/bretagne-les-migrations-aux-sources-de-son-histoire-74288.php.

[21] F. Le Boulanger, « La Bretagne du premier Moyen Âge. Du récit fantasmé aux traces tangibles », Archéopages, Hors-série 6 (2022),  http://journals.openedition.org/archeopages/12447.

[22] F. Héran, « De La Cité antique à la sociologie des institutions », Revue de synthèse, 110 (1989), p. 373.

[23] M. Coumert, « Les migrations bretonnes et britanniques au haut Moyen Âge, un siècle de questionnements », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 100 (2022), vol. 1, p. 181.

[24] De manière générale, comme le soulignait déjà, il y a plus de cent cinquante ans, G. Monod, Études critiques sur les sources de l'histoire mérovingienne, Paris 1872, p. 22, « les premiers documents historiques importants que nous possédions pour l'histoire des Franks sont l'Histoire de Grégoire de Tours et la Chronique de Marius d'Avenches. Le premier est mort en 594, le second en 593, c'est d'après leur seul témoignage que nous pouvons connaître toute la période de l'histoire de la Gaule, qui s'étend de la mort d'Aétius et de Valentinien en 455 à la fin du VIe s. ».

[25] Ibidem, p. 146 : « Nous pouvons accorder une confiance presque absolue à son témoignage sur tous les événements qu'il a vus et auxquels il a pris part. Il eût été difficile, disons mieux, impossible de trouver à cette époque, en Gaule, un homme mieux qualifié que Grégoire pour nous conserver le souvenir de cette curieuse et importante période de notre histoire. Nous pouvons regretter qu'aucune autre source contemporaine ne nous fournisse le moyen de le contrôler et de le compléter, mais nul autre n'aurait pu parler avec une autorité égale à la sienne ». Sans doute ce jugement est-il un peu trop enthousiaste, en particulier venant d’un tenant de l’histoire positiviste ; mais, si les propos de Grégoire de Tours doivent évidemment faire l’objet d’un « décodage », notamment s’agissant de leur dimension idéologique, leur aspect factuel demeure inestimable,

[26] Voir également l’appendice à la chronique du comte Ammien Marcellin.

[27] G. Monod, Études critiques sur les sources…, p. 147.

[28] M. Pelat, « Les identifications ethniques en Novempopulanie, Wasconie et Aquitaine dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen-Âge (IIIe-IXe siècle) » Travaux & document (Journées de l’Antiquité et des temps anciens 2016-2017) ,51 (2017), p. 198.

[29] P. Riché, « Grégoire de Tours et l'Armorique », Grégoire de Tours et l’espace gaulois. Actes du congrès international (Tours, 3-5 novembre 1994), Tours, 1997, p. 26.

[30] J. Quaghebeur, « Structures politiques et institutionnelles de la Bretagne au temps de Grégoire de Tours », Les saints bretons du pays vannetais Supplément au Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, Vannes, 2003, p. 11-38.

[32] B. Tanguy, « De l’origine des évêchés bretons », Les débuts de l’organisation religieuse de la Bretagne armoricaine (= Britannia monastica, 3), Landévennec, 1994, p. 13-16 ; cette hypothèse a fait récemment l’objet d’un nouvel examen par A. Rudelt dans son mémoire de mastère 2 sous la direction de M. Coumert, Action et Mémoire de l’évêque & saint Melaine de Rennes, Brest, 2018, p. 64-67.

[33] A. Chédeville, « La Bretagne des saints », A. Chédeville et H. Guillotel, La Bretagne des saints et des rois, Rennes, 1984, p. 121.

[35] Jordanès, Histoire des Goths, 45

[36] Souligné par A. Becker, « Attila manquait-il d’humour ? », Annales de l’Est, 2 (2010), p. 12-13.

[37] Sidoine Apollinaire, Lettres, III, 9.

[38] Grégoire de Tours, Dix livres d’histoires, II, 18.

[39] Quant à la « légion de Bretons » (legio Britonum) mentionnée dans la vita carolingienne de Dalmatius, évêque de Rodez, sa localisation reste imprécise, de même que l’époque où ce prélat l’aurait rencontrée : entre 534 et 541, dans la partie du  royaume de Theodebert située in Ultralegeretanis partibus (« dans les régions ultra-ligériennes ») ; peut-être, si l’on tient compte du pèlerinage supposé de Dalmatius à Saint-Martin de Tours, dans la « cité » d’Angers, voire dans celle du Mans, qui,  dépendaient alors de Théodebert.  Pour autant, quand bien même nous n’avons pas affaire à une invention de l’hagiographe, il est difficile, chronologiquement, d’identifier, à presque trois quarts de siècle d’intervalle, ces légionnaires bretons avec un reliquat de l’armée de Riotime ; mais si leur localisation angevine était avérée, cela pourrait donner quelque poids à l’hypothèse qui situe dans cette dernière « cité » l’action pastorale de Lovocat et Catihern auprès de leurs compatriotes.

[40] Gildas, De la ruine de la Bretagne, 25.

[41] M. Coumert, « Les relations entre Grande et Petite Bretagne au premier Moyen Age ». Mémoires de la Société d'Histoire et d'archéologie de Bretagne, 91 (2013), p.187-202, p. 197-198, qui renvoie à sa thèse, Origines des peuples. Les récits du haut Moyen Âge occidental, Paris, 2007, p. 406-408.

[42] T. Wright, Essays on archaeological subject, and on various questions connected with the history of art, science and literature in the Middle Ages, vol. 1, Londres, 1861, p. 91-94 et 104-106.

 

[43] B. Tanguy, « Procope de Césarée et l'émigration bretonne », C. Laurent, B. Merdrignac et D. Pichot (éd.), Mondes de l'Ouest et villes du monde. Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l'honneur d'André Chédeville, Rennes, 1998, p. 29-35, a montré que cette dénomination devait désigner l’est de l’île, tandis que le terme Brettania, concurremment employé par Procope, s’appliquait probablement à la partie occidentale restée sous le contrôle des seuls Bretons.

[44] Procope de Césarée, Histoire des guerres…, VIII, 20, cité d’après L. Fleuriot, Les origines…, p. 254.

[45] O. Faure, Relations interculturelles, pouvoir et ethnographie antique : une étude de la Guerre des Goths (535-554), Procope de Césarée, (mémoire de maîtrise d’histoire), Montréal 2018, p. 41.

[46] Procope de Césarée, Histoire des guerres…, VIII, 20, cité d’après L. Fleuriot, Les origines…, p. 254-255.

[47] Congrès celtique international tenu à Saint-Brieuc en octobre 1867. Séances – Mémoires, Saint-Brieuc, 1868, p. 32.

[48] A.-Y. Bourgès, « Les Irlandais et la Bretagne armoricaine dans la production hagiographique bretonne médiévale (IXe-XIIe siècles) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 128 (2021), n°2, p. 24.

[49] J. Loth, L’émigration bretonne en Armorique du Ve au VIIe siècle de notre ère, Rennes, 1883, p. xx-xxi.

[50] Ibidem, p. xxi.

[51] H. Guillotel, « Le poids historiographique de La Borderie », Mémoires de la Sociéte d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 80 (2002), p. 343-359.

[52] Ibidem, p. 359.

[53] N. K. Chadwick, The colonization of Brittany from Celtic Britain, London, 1965 ; La colonisation de la Bretagne armorique depuis la Bretagne celtique insulaire, Crozon, 1999 (traduction par P. Le Ven).

[54] Ibidem, « Avant-propos » de l’édition française, par Laurent Planchais-Lagatu, p. 7

[55] L. Fleuriot, CR de l’ouvrage de N.K. Chadwick, Etudes Celtiques, 12 (1970), n°2, p. 709-711.

[56] Ibidem, p. 711.

[57] Ibid., p. 710.

[58] L. Fleuriot, Les origines…, p. 158.

[59] N.K. Chadwick, La colonisation de la Bretagne armorique…, p. 68-96.

[60] Ibidem, p. 74-76.

[61] L. Fleuriot, « Du gaulois au breton ancien en Armorique », Bulletin de la Société. Archéologique du Finistère, 109 (1981), p. 191.

[62] Idem, Les origines…, p. 58.

[63] P.-Y. Lambert, « La situation linguistique de la Bretagne dans le haut Moyen Âge », La Bretagne Linguistique, 5 (1989), http://journals.openedition.org/lbl/8883.

[64] C. Brett, « Soldiers, Saints and States ? The Breton Migrations Revisited », Cambrian Medieval Celtic Studies, 61 (2011), p. 1-56; « Soldats, saints et États ? Un nouveau regard sur les migrations bretonnes », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 141 (2013), p. 227-261 ; 142 (2014), p. 157-175 (traduction par P. Galliou).

[65] C. Brett, « Soldats, saints et États ? », p. 175.

[66] D. Floch, « L’Âge brittonique : grand récit et productions médiévales de passé breton dans les travaux de Léon Fleuriot », H. Bouget et M. Coumert (dir.), Quel Moyen Age ? La recherche en question (Histoires des Bretagnes, 6), Brest, 2019, p. 383.

[67] C. Brett, « Soldats, saints et États ? », p. 174.

[68] Ibidem, p. 169-170.

[69] Ibid., p. 168.

[70] Ibid., p. 169-170.

[71] Ibid., p. 175.

[72] P.  Antonopoulos, « Lointaines mais bien informées : les sources byzantines et leur représentation des usurpateurs bretons (406-409) », Les Grandes figures historiques dans les lettres et les arts, 8 (2019), p. 89.

[73] Outre Antonopoulos, cité à la note précédente et Faure cité supra n. 45, voir également C. Lorren, « Impression, destinées de l’Armorique. Au fil de la plume, textes et archéologie, quelques touches pour un tableau du N.-O. de la Gaule aux Ve-VIe siècles », Revue belge de philologie et d'histoire, 96 (2018), n° 2, p. 613-648, et M. Coumert, « Les Angles dans les coins : l’identité ethnique angle en Angleterre du Ve au VIIIe siècle », A. Gautier et S. Rossignol (dir.), De la mer du Nord à la mer Baltique. Identités, contacts et communications au Moyen Âge, Lille, 2009, p. 45-59.

[74] Voir supra n. 43.

[75] L. Fleuriot, Les origines…, p. 158.

[76] A moins de considérer, comme le suggère B. Merdrignac, « Présence et représentations de la Domnonée et de la Cornouaille de part et d’autre de la Manche », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 117 (2010), n° 4, p. 83-84, n. 3, que la Bretannia mentionnée, concurremment à l’île de Brittia, dans le passage un peu embrouillé de Procope, déjà mentionné, « permettrait peut-être d’antidater d’un demi-siècle l’attribution du nom de Britannia à la péninsule armoricaine ». Cette hypothèse me paraît moins pertinente que celle de B. Tanguy signalée supra n. 43.

[77] M. Coumert, « Espace et pouvoirs en Bretagne aux premiers siècles du Moyen Âge (VIe-IXe siècle) », C. Brett, P. Russell, and F. Edmonds (éd.), Multi-Disciplinary Approaches to Medieval Brittany, 450–1200. Connections and Disconnections, Turhout, 2023, p. 89.

[78] H. Bordier, « De l’autorité de Grégoire de Tours », Histoire ecclésiastique des Francs par saint Grégoire évêque de Tours (depuis 573 jusqu’à 594), t. 2, Paris, 1861, p. 412-413 : « S’il dit les Bretagnes, c’est pour montrer qu’il parle de l’Angleterre aussi bien que de notre Armorique. Du moins est-ce là une induction qu’autoriserait l’exactitude avec laquelle il distingue (si l’on s’en rapporte au texte de dom Ruinart) lorsqu’il parle de ce qui se passe du côté des Pyrénées. Tantôt il écrit Hispania et tantôt Hispaniae, quelquefois dans le même chapitre, et les traducteurs, gênés par ce pluriel inusité, ont toujours mis l’Espagne pour rendre l’un et l’autre. Grégoire semble être plus rigoureux et avoir ordinairement présente à l’esprit la division du royaume des Wisigoths… »

[80] Vita Maglorii : « valefaciens plebi suae, inde simul cum beato Maglorio et quorumdam tam clericorum quam laicorum collegio recessit, et ad prædicandum populo ejusdem linguae, in Occidente consistenti, mare transfretavit properans finibus territorii Dolensis ».

[81] Comme l’indique vers 830 l’auteur de la seconde vita de Wandrille : « Is autem abba [Geroaldus abbas Fontanellensis] jussu Caroli Augusti quadam legatione fungebatur in insula, cui nomen est Angia, quam Britonum gens incolit, et est adjacens pago Constantino, cui tempore illo præfuit dux, vocabulo Anowarith ».

[82] C. Brett, « The hare and the tortoise? Vita prima sancti Samsonis, Vita Paterni and Merovingian hagiography », L. Olson (éd.), St Samson of Dol and the earliest history of Brittany, Cornwall and Wales, Woodbridge, 2017 (Studies in Celtic History, 37), p. 94 : « Dol, thanks to its prestige and its diplomatic value as a bridge between Franks and Bretons, was established as a regular territorial diocese probably in the context of the Carolingian conquest of Brittany ».

[83] Eadem, Brittany and the Atlantic Archipelago 450-1200, Cambridge, 2021, p. 247-250 ; ead., « Les saints, la toponymie et les liens entre Bretagne, Cornwall et Pays de Galles avant 800 », Les Bretons d’Armorique au haut Moyen Âge. Au-delà des controverses (= Britannia monastica, 22), Landévennec, 2022, p. 12-21.